Raconte nous ton histoire...
L'histoire d'amour de Yahto et Pamuya... n'en était pas une.
Yahto demanda à épouser Pamuya car elle dégageait une force puissante. Le chaman lui-même confiait qu'elle était dotée de sens développés, capable de sentir et contacter les esprits. Par elle, ils pouvaient communiquer depuis l'Autre Monde en la faisant entrer dans une transe parfois spectaculaire. Pamuya avait les faveurs du Grand Esprit alors, le respect qu'il lui vouait était plus important que l'amour. Avec l'approbation de son père qui gagna de robustes chevaux, il accepta l'union parce que Yahto était un guerrier fort qui avait combattu les plus importantes batailles auprès de Powaqa, arrachant la vie de centaines de visages pâles. A chaque ennemi tué, il avait entaillé son corps. Son torse en était parsemé. Pamuya accepta de devenir sa femme, à condition d'être la seule qu'il marierait, en lui promettant de nombreux enfants. Elle ne mentit pas et donna vie à six fils et une fille. Shappa était le troisième enfant.
Aujourd'hui toujours en vie, Yahto avait 62 ans et Pamuya 54.
L'enfance de Shappa se résumait, comme beaucoup d'entre eux, à l'entrainement par le jeu. C'était le meilleur moyen d'attiser la curiosité et d'initier à l'art de la guerre, que tout bon miwok se devait d'appliquer. Yahto ne fit pas de son fils une exception et l'emmena partout où il était possible, pour que les plus inconfortables situations soient familières à Shappa et le forge. Souvent Yahto partait dès semaines vivre au milieu de l'hostilité du désert, là où tempête et animaux dangereux menaçaient en tout temps. Une frayeur dont Shappa se rappelait encore maintenant était cette gigantesque araignée de la taille de sa tête qui marchait vicieusement vers lui, prête à bondir et injecter son venin paralysant s'il bougeait. Alors il n'avait rien fait à part regarder, tétanisé, la bestiole le narguer.
Après cette expérience, il avait pleuré plusieurs nuits, attisant un peu la honte de son père qui décelait une sensibilité chez Shappa que ses autres enfants n'avaient pas. Yahto en parla à Pamuya, qui avait répondu :
Je sais cela depuis le jour où il est né. Ce n'est pas une malédiction, il fera de grandes choses par la lame, le sang mais aussi par son don. Yahto ne comprenait pas. La sensibilité n'était pas un don. C'était une faiblesse qui détournait l'attention et pouvait être fatal.
Il peut ressentir, comme moi. Tu devrais le confier au chaman tant qu'il est petit, il sera un atout pour la tribu une fois adulte. Les esprits lui diront quoi faire pour gagner nos guerres et prospérer sur nos terres fertilisées du sang de l'envahisseur.C'était la première fois que Yahto et Pamuya étaient en désaccord. Il refusa qu'un de ses fils soit chaman, toute sa lignée depuis dès générations ne comptait que des guerriers, il en sera de même pour les siècles suivant.
M'as-tu ensorcelé pour que je demande à te marier ? demanda Yahto qui se rappelait de son désir puissant de l'avoir pour femme. Pour toute réponse Pamuya lui sourit.
Le chef de famille n'avait pas accepté la destinée de son fils, alors Pamuya prit en main une partie de son éducation. Elle était une femme et ne pouvait aspirer au chamanisme, mais elle connaissait autant que le chaman lui-même. Toute sa vie Pamuya avait brassé l'eau de la rivière à contre courant alors, si Shappa devait devenir guerrier, il en serait un d'un nouveau genre. Plus que n'importe quel enfant de sa fratrie, le petit garçon passait autant de temps avec son père, que sa mère. Il était un tireur prometteur, à six ans ses flèches touchaient leur cible immobile sur de petites à moyenne distance. Plus tard ses cibles inertes devenaient des petits mammifères mouvants et le talent de Shappa s'affina, faisant la fierté de Yahto qui s'appropriait tous les mérites en tant que mentor. A côté dé cela, c'était Pamuya qui apprenait à son fils de ne faire qu'un avec ce qui l'entourait, de sentir la vie grouillant autour de lui lorsqu'il était en position de tir, d'écouter la direction des pas de l'animal.
Puisse l'animal totem ne pas trahir celui qu'il est. Celui qu'il aurait dû être.Dans la tribu, beaucoup de garçons de son âge incarnaient l'idéal masculin, prouvaient qu'ils avançaient vers un accomplissement certain. Parmi eux, les deux frères aînés de Shappa. Leur père était très fier d'eux et ne ratait jamais une occasion de le montrer sans jamais inclure son troisième enfant. Shappa faisait des efforts énormes pour tenter de suivre ses frères, d'égaler leur aptitude au corps-à-corps, sous l'œil attentif d'une mère qui voyait un potentiel gâché.
Viens, lui lança-t-elle alors qu'il s'entraînait avec les jeunes qui passeraient bientôt l'épreuve du totem. Shappa arriva, marchand nonchalamment jusqu'à Pamuya. Elle portait toujours ce même marquage, une peinture rouge qui lui dévorait une moitié de visage. Proche d'elle, son fils avait adopté cette marque.
Tu te fatigues à être quelqu'un d'autre en voulant ressembler à Ohanzee, disait sa mère sur un ton neutre. Le fils de Powaqa était un modèle pour Shappa, elle l'avait remarqué mais s'en désolait car ils n'avaient rien en commun. Car ils n'étaient pas destinés aux mêmes accomplissements.
Je veux juste que père me traite comme les autres.Tu n'es pas comme les autres.Ca suffit, arrête ! gronda Shappa qui leva la voix sur sa mère. Elle avait haussé un sourcil, c'était la première fois que cela arrivait. Sa souffrance était visible dans son regard, une douleur contre laquelle elle était impuissante tant qu'il ne s'acceptait pas.
Je ne veux plus entendre tes histoires sur ma destinée, c'est compris ? Je suis Shappa, troisième fils de Yahto, guerrier descendant d'une grande lignée de Guerriers. Je serai, moi aussi, un guerrier. Pourquoi tu ne me soutiens pas ?!Pamuya l'observa se battre contre lui-même. Elle inspira et posa une main avenante contre l'épaule de l'adolescent.
Lorsque tu tomberas de haut, mon fils, je serai là pour te soutenir. Mais il sera alors trop tard pour toi de revenir en arrière. La mère marquait un silence, ses yeux plongés dans ceux du jeune miwok. Elle y voyait le totem de son fils et sut que le jour de l'épreuve serait un supplice pour lui...
L'année qui suivit, Shappa fit de beaux progrès et commença à attirer l'attention de Yahto. Ses frères aînés avaient déjà eu leur totem et étaient maintenant des hommes, ce qui leur donnaient l'occasion de participer aux raids lancés par les chefs de guerre. Bientôt se serait à lui de brandir son tomahawk alors que son mustang chevauchait à travers les plaines !
Assis en tailleur sur le sol, six jeunes filles et garçons âgés de seize ans. La soirée cérémoniale s'achevait sur le discours du chaman qui leur avertissait que dès l'aube, leur épreuve débutera. Il parla de l'importance de surmonter la douleur lorsque le poteau sera le seul compagnon, sans oublier le soleil et ses terrifiants rayons qui brulaient la chair. Shappa n'avait pas peur, non. Il avait hâte de prouver à son père qu'il pouvait être fier de lui et, à sa mère, qu'elle avait eu tort sur son avenir. Il était plus que temps qu'il soit maître de son destin. Dès la rosée du matin qui gouttait au bord des piques de cactus, c'était ce qu'il fit. Armé d'un couteau, comme tous les autres participants, il suivait le miwok désigné jusqu'à son lieu de célébration. Ils marchèrent longtemps avant qu'au milieu de nulle part, un long poteau ne se dessine. En le voyant, Shappa restait de marbre, concentré.
On l'attacha à l'aide de lanières bien serrées au niveau des poignets. Avant de partir, le guerrier qui l'avait accompagné pris son couteau.
Hé, tu fais quoi ! s'agita Shappa qui ne pouvait plus faire grand chose de ses dix doigts.
C'est ton père qui me l'a demandé. Il jeta la lame aiguisée à ses pieds et s'en alla aussi silencieusement qu'ils étaient venus.
Hé ! Il pouvait bien hurler, la silhouette du miwok devint une tâche éparse, puis disparut complètement. Le voilà livré à lui-même. Les heures passant, sa bouche s'asséchait. Il avait mal aux poignets, ne sentait plus ses mains, ses côtes étaient endolories. Quand il avait assez de force, Shappa se tenait sur la pointe des pieds pour soulager ses membres supérieurs.
Les minutes s'écoulaient, devenant des heures. Il n'avait toujours pas réussi à se défaire des liens. Avec ses orteils, il tenta quelques fois de glisser le couteau vers lui, mais n'arrivait pas à l'atteindre. Bientôt, les bras et jambes ankylosés arrachaient des grimaces de douleur.
La lumière dans le ciel l'aveuglait lorsqu'il chercha à apercevoir le soleil. Ces tentatives l'aveuglaient tellement qu'il finit par remarquer ce cerf aux bois impressionnants qui le regardaient de loin. Pourquoi cet animal était-il loin de sa forêt ? Ignorant la somptueuse bête, Shappa continuait les lents frottements des lanières contre le poteau. Celui-ci était entaillé, écorché, ce n'était pas la première fois qu'il servait. La manœuvre était beaucoup trop lente mais portait ses fruits, la corde s'effilochait.
Libéré de son entrave, le natif mourrait de soif. La chaleur était brûlante et il lui sembla sentir sa tête tourner : Shappa avait l'impression d'être victime d'illusions. Le même cerf qui l'observait plus tôt, le guidait maintenant vers la forêt, là où se trouvait la frontière qui délimitait le territoire de leur voisin tolowa. L'après-midi était bien avancée quand il assouvit enfin sa soif. Il se frottait la bouche quand le roi des forêts se montra de plus près. Soudain, Shappa comprit. Il ne l'avait jamais envisagé jusqu'à présent, car... car c'était un cerf. Ce n'était pas un totem de guerrier. Un cerf était l'image d'un guide spirituel, un être bienveillant envers son peuple. Un chaman. Dans un excès de rage, Shappa qui avait son couteau dans la main, l'enfonça dans la chair épaisse du cou. Il ne regretta pas son geste, la vie était faite de choix et il avait fait le sien. Tremblant mais soulagé d'une part, il se mit en route pour rentrer. Sur son chemin, une meute de mustang broutait paisiblement : Shappa s'empara du poulain et fit passer le mustang pour son animal totem. "Liberté, imprévisibilité, aller de l'avant". Cela ne pouvait que lui ressembler, non ?
Shappa rentra dans sa tribu, acclamé au même titre que les autres. Yahto le prit dans ses bras, levant son poing face aux miwoks, leur montrant que c'était son fils et qu'il était devenu un homme.
A partir d'aujourd'hui, tu participeras aux raids avec tous les autres. Son père observa le poulain.
Le mustang pour totem. Je ne pouvais espérer mieux pour toi, Shappa. La honte ne couvrit pas son visage, le jeune homme soutenait le regard de son père. Personne ne connaîtrait jamais la vérité, si ce n'était sa mère, restée en retrait lors de l'acclamation.
Ce jour était le premier d'un nouveau chapitre de sa vie. Sa nouvelle identité d'homme sous le signe de l'étalon sauvage et indompté lui donna une confiance absolue mais peu canalisée. Shappa se créa l'identité que son père voulait voir en lui et il réussit, quitte à étouffer les voix intérieures, à revoir le cadavre du cerf à chaque fois qu'il fermait les yeux. Les années qui suivirent, les raids se multipliaient, la liste des ennemis tués s'allongea. Le combat pour la préservation de leur terre n'avait pas de fin et depuis de nombreuses années déjà, ils perdaient pieds, conduit par un chef inapte à présent à brandir les armes. Aussi, il prit deux épouses, Ninovane et Talinka qui lui donnaient respectivement deux garçons et deux filles. Le poulain récupéré sur les plaines devint sa monture une fois adulte, prénommé Chuchip.
Shappa s'était endurci, s'était forgé et ainsi sa vie presque parfaite s'était formée autour d'un mensonge gardé au fond de son coeur. Sa mère n'avait jamais reparlé de tout cela, consciente qu'il avait fait un choix et qu'il devrait l'assumer jusqu'à la fin.