La présence de l'armée sur le territoire avait déjà fait le tour des maisons. Le Colonel Anderson avait accompli les bases dès son arrivée, à savoir remettre en l'état le Fort. Une tâche que ses hommes prirent très au sérieux, puisque très vite les lieux étaient déblayés et permettait une installation. Il était vrai qu'un grand ménage devait s'imposer aussi mais tout viendrait à point, pour Jamie qui avait une liste mentale bien précise des choses à faire. Son entretien avec le Gouverneur était également une réussite, d'après lui. Une petite escouade ne quittait jamais le Domaine des Stanford et veillait à la sécurité des domestiques et de la maîtresse de maison.

L'attaque de la ville s'était passée il y a plus de deux semaines mais elle restait fraîche dans les mémoires. Il ne pouvait pas en être autrement, partout où on posait les yeux, cela rappelait l'attaque. Les façades en bois trouées, le visage de certain habitant qui manquait à l'appel, les tombes creusées à la hâte qui rappelaient les pertes dues à l'épidémie... Jamie n'avait pas été touché par tout ça mais pour en avoir vécu des expériences, il pouvait se permettre de les comprendre. Ce que la ville avait souffert en l'espace d'une nuit, lui l'avait vécu à la guerre, tous les jours et pendant des années.

Ce jour était ensoleillé et parfait pour venir en aide aux colons. Le colonel avait réquisitionné une grande partie de ses hommes pour rapidement terminer la reconstruction de l'église. Les autres établissements et maisons allaient aussi être pris d'assaut par les militaires, mais tous avaient besoin de Dieu pour surmonter cette épreuve. Les âmes assoiffées de la parole du Seigneur avaient besoin de voir à nouveau la maison de Dieu s'ériger au milieu de Crimson. Le bois déjà travaillé par les charpentiers avait été déplacé en charrette jusqu'au point du chantier où déjà, soldats et citoyens se mêlaient. Le soleil tapait aujourd'hui mais toute la petite ville avait à cœur d'aider, du mieux qu'il pouvait, dans cette mission. Les enfants qui voulaient se rendre utiles avaient été envoyé faire les pigeons voyageurs pour le Colonel, avec un message important à transmettre dans toutes les maisons : que ceux qui avaient des outils de construction les prêtent pour tous ces braves hommes qui s'apprêtaient à travailler sans relâche. L'armée avait apporté ses propres affaires mais au vu du nombre de volontaire, ce n'était pas suffisant.

Le charpentier de la ville avait dessiné un plan de construction élaboré qui prenait en compte la taille de l'église en fonction les ressources disponibles. Grâce à la contribution du gouvernement, elle serait plus grande que l'ancienne et pourrait accueillir tout le monde sans que personne ne reste debout par manque de place. Les fondations étaient déjà accomplies, il ne restait alors que la charpente, la toiture et les finitions. Les conditions météorologiques, desquelles ils dépendaient, devraient leur être favorable en ce mois d'avril pour rapidement en venir à bout !

Pour cette journée, Jamie avait troqué son uniforme pour une tenue plus apte au travail manuel. Des bottes, une simple chemise et un pantalon en jean bleu très ajusté car il n'y avait aucun passant de ceinture et que les soldats ne portaient pas de bretelles. Ainsi habillé, Jamie se fondait dans la masse des habitants, reconnaissable comme officier gradé uniquement lorsque son régiment s'adressait à lui en tant que "Colonel". En attendant le reste des outils, il était à quelques mètres de l'emplacement de la future église, en train de décharger l'une des charrettes remplies de planches de bois avec l'aide d'autres travailleurs.

Assise à l’arrière de la charrette, je laisse mes pieds balloter dans le vide, le regard perdu dans mes pensées, alors que mon mari dirige son cheval sur la rue de l’église, aujourd’hui bondée de citoyens. C’est la première fois que nous parcourons ce chemin avec notre vieille charrette puisque, en temps normal, nous marchons pour aller assister à la messe dominicale. C’est également la première fois que nous transportons des marchandises vers le lieu de culte dans le but de soutenir sa reconstruction…

Puisqu’il est difficile pour le cheval de tirer notre chargement et de se déplacer aisément parmi la foule, nous n’avançons pas au rythme que le souhaite mon mari et celui-ci grogne dans sa barbe. Sur le chemin, il adresse malgré tout un sourire qui se veut radieux à tous ceux et à toutes celles qui lèvent les yeux vers lui pour le saluer. Chaque fois, je roule les yeux et soupire discrètement et chaque fois, je demande pardon au Créateur.

La vérité est que mon époux n’a aucune envie sincère de prêter main-forte à la reconstruction de l’église de Crimson Town. Il le fait uniquement pour faire bonne figure et parce qu’il espère vendre sur place quelques marteaux et plusieurs centaines de clous. Hors de question pour lui de déplacer une planche de bois alors qu’aucun problème de santé ne l’en empêche et il a déjà préparé plusieurs excuses pour justifier cela. À nouveau, je demande pardon au Très-Haut. Le rôle d’une épouse n’est-il pas se soutenir d’abord et avant tout son époux?

À l’approche du chantier de construction, je tourne la tête dans toutes les directions en posant mon regard sur les visages des gens de tous âges venus offrir leur aide et je suis frappée par tant de bonté. Émue, c’est aussitôt vers la petite cabane  que je peux apercevoir non loin de ce qu’il reste de notre église, et dans laquelle habite mon ami, que je tourne les yeux. Je ressens une douce chaleur apaiser mon cœur et un sourire étirer mes lèvres alors que quelque part, dans ma tête, j’entends sa voix me réciter les Écritures à la gloire de Dieu. Ce cher Père Elias… Il doit être heureux de voir toutes ces âmes généreuses et solidaires rassemblées autour de cette noble cause. D’ailleurs, je serais étonnée de ne pas le voir aujourd’hui…

Je me penche vers l’avant pour regarder plus loin lorsque la charrette s’arrête brusquement. Je manque d’en tomber et mon mari ne s’en inquiète pas. Il est déjà trop occupé à annoncer son arrivée, qu’il s’imagine probablement très attendue, aux travailleurs.  Comme à l’habitude, et parce que c’est ce qu’attends de moi l’homme que j’ai épousé, j’attends que l’on me dicte mes prochaines actions en silence. Je n’ose pas même descendre de la charrette, mais regarde mon mari par-dessus mon épaule.

La dernière planche de bois était déchargée et posée sur la future entrée de l'église. Les habitants avaient fait du bon travail les jours précédents en déblayant les cendres. Tout avait été nettoyé et préparé pour que le chantier avance et ne prenne pas trop longtemps. Jamie avait ouï-dire que la dernière fois, cela avait mis des mois entiers pour que la maison du Seigneur ne se tienne fièrement debout sur la grande place, sa grande croix dirigée vers le ciel.

Le colonel tapa deux fois contre le coin de la charrette afin de prévenir le civil qui s'occupait du transport de matériel. - C'est tout bon, vous pouvez chercher le reste ! annonça Jamie d'une voix forte. L'homme lui fit un salut, c'était un ancien soldat et il était heureux de pouvoir à nouveau se sentir utile pour l'armée. Son geste arracha un sourire à Jamie qui s'épongea le front du revers de sa manche, puis il tourna les talons à la recherche des outils. Ses hommes étaient déjà à l'œuvre mais manquaient de clous. Son regard courut autour de lui jusqu'à se pose sur la jeune forgeronne de Crimson. Ses semelles foulèrent le sol poussiéreux jusqu'à Catherine, présente et fidèle à son poste. Ce n'était que la troisième fois que Jamie la voyait et pourtant il savait déjà qu'elle était une personne fiable, cela se lisait dans ses yeux, s'entendaient dans sa voix claire qui ne trahissait pas le doute. Son jeune âge ne lui faisait définitivement pas défaut, elle avait du caractère à revendre.

- Miss Brown, bonjour ! J'étais sûr de vous trouver là ! dit-il en souriant alors qu'il se rapprochait de la table faite de rondins. Votre présence parmi nous est une bénédiction, vous savez. J'ai justement besoin de clous et de quelques marteaux en plus. Une bonne poignée des ouvriers du dimanche restait les bras ballants par manque d'outils pour le travail à accomplir. Un problème rapidement résolu grâce à la jeune femme qu'un pied boiteux n'arrêtait pas. Ses yeux se posaient déjà sur la marchandise étalée là, prête à l'emploi.

- Vous ne faites pas signer un registre, Miss Brown ? Vous risquez de ne jamais voir revenir vos ressources...

Mademoiselle Brown présentait sa venue sur le chantier comme sa propre contribution à la reconstruction de l'église. Sans argent en surplus ou condition physique pour porter ces longues planches de bois, elle citait n'avoir rien d'autre à donner à l'exception de son savoir. Ce qui du point de vue de Jamie était suffisant ! - Une histoire de communauté, Miss Brown, comme  vous le dites ! La jeunesse de Catherine n'entachait en rien ses discours. Le colonel la trouvait très indépendante et comme lui, elle prenait en main sa vie avec la difficulté en plus d'être une femme. C'était impressionnant et ce malgré son pied blessé !

- Mais si vous voulez, à la prochaine catastrophe, je numérote les têtes de clou pour pouvoir les retrouver après coup ! Le ton de la plaisanterie était donnée, depuis qu'il l'avait saluée. Catherine Brown était de bonne humeur, état aussi contagieux que son charmant sourire qui déteignit sur le soldat.
- Ne parlons pas de prochaines catastrophes, Miss Brown, cela pourrait nous porter préjudice ! Il rit, amusé par l'ambiance qui régnait sur la grande place de Crimson. En regardant autour de lui, Jamie constatait combien les citoyens étaient impliqués. Les erreurs de ces prédécesseurs n'auront pas leur mot à dire parmi ces habitants, Jamie s'en faisait la promesse. Tout irait au mieux.
- Notez que je vous rendrais ce qui vous appartient, je ferai parvenir le mot à mes hommes. Il s'inclina respectueusement, après avoir pris ce dont il avait besoin. Les bras chargés, le colonel rebroussait chemin vers l'église, non sans adresser un regard réprobateur à quelques hommes fumant et bavassant dans un coin.

- Soldats ! Les hommes occupés à leur tâche se tournaient vers leur colonel. En fin de journée pensons à rendre à César ce qui est à César, sourit-il en montrant les outils dans ses mains. En jetant un coup d'oeil derrière lui, vers ce groupe d'hommes qui semblaient se tourner les pouces, il rajouta assez fort pour qu'on l'entende. N'oublions pas messieurs que le travail d’équipe rend le rêve possible !

Le shérif s'était levé à l'aube, pour se préparer à cette journée. Il s'était lavé, en sachant qu'une couche de sueur et de poussières le couvriraient des pieds à la tête aux dernières heures. Ce chantier était le bienvenu, Owen était au plus bas. Jamais dans sa vie, pas même dans les tranchées, il n'avait eu le coeur si lourd.
Dès le lendemain de l'attaque, il avait enterré Tatiana. Il ne s'était pas mêlé aux restes des habitants, mais avait voulu être seul pour étouffer son chagrin. Enveloppée dans un drap blanc, car il n'avait pas de cercueil sous la main, il lui avait jeté des regards à chaque coup de pelles dans la terre sèche. Il s'en voulait, terriblement. C'était lui qui avait dit à la jeune Miller de le suivre...
Alors ce chantier allait lui faire penser à autre chose. Autre chose que la perte d'une femme exceptionnelle et le retour d'une Margaret, qui avait pris la fuite aussitôt. Il devrait enquêter sur la présence de Maggie avec cette bande de hors-la-loi, Owen le savait. Peut-être même aller jusqu'en Virginie pour ça. Mais la ville en deuil avait besoin de lui et les fantômes du passé pouvaient attendre.

Avec des hommes du régiment et ceux de Crimson, les braves tapaient des outils contre les clous. La charpente prenait forme et donnait petit à petit, vie à l'édifice.  Cette église allait être bien plus grande et imposante que l'ancienne, de quoi repartir sur de bonnes bases. Owen n'avait pas été très bavard avec Dieu ces dernières années et il ignorait si sa participation à la reconstruction lui ferait gagner des points... mais il l'espérait. Et si le Seigneur lui faisait un signe de sa présence, Owen lui donnerait sans hésiter la tristesse de son âme, la douleur de sa jambe, les souffrances de son cœur.

Tu me passes les clous s'te plaît, dit-il sans lever les yeux de la charpente qu'il stabilisait. On lui envoya le sac. Il y fourra ses doigts déjà bien malmenés par le travail et constata qu'il n'en restait plus que quelques uns. Ses yeux se posaient alors sur le colonel qui arrivait, plus loin, avec des réserves mais celles-ci furent distribuées aux hommes à proximité.

Plus qu'à bouger jusqu'à Catherine Brown qui était installée sur les côtés pour ne pas déranger les allers et venues. Il ne lui avait pas beaucoup parler depuis leur voyage à Hope Village et était un peu gêné d'avoir tenté un rapprochement qui s'était avéré être un échec. Ca remontait à un peu plus de deux mois et il avait de toute façon eu fort à faire avec James Lindley et leur patrouille aux alentours et dans les plaines. En grognant, il se leva, dépoussiérant son pantalon. Owen jeta le marteau dans ses mains à terre, qui souleva un nuage de sable puis boita en direction de la jeune femme. Salut Cathy, fit simplement le shérif qui évita de la regarder dans les yeux. Tout le monde savait que Tatiana était morte dans ses bras, se sacrifiant pour lui, mais personne n'osait réellement lui en parler. Ce qu'il appréciait, car il n'avait pas envie d'en parler. Ca lui suffisait de voir leur condoléance dans leur regard. J'espère que le colonel t'a pas pris tout le matos, on a besoin de clous. Son air revêche ne quittait pas ses traits, durci par le labeur et le deuil. Il en avait marre de la vie qui lui prenait tout et attendait impatiemment le revers qui lui permettrait d'avoir droit à un tout petit peu de bonheur.

Et sinon, ta forge... rien à signaler ? tout est à sa place ?

Contre toute attente, Cathy l'accueillit avec un enthousiasme débordant qu'il n'aurait su expliquer. Peut-être qu'Owen devait se mettre dans le crâne que le monde entier ne le détestait pas. C'était l'impression qu'il avait, celui d'être toléré sans être apprécié. Ce sentiment avait été décuplé avec l'arrivée de la tornade Hudson qui avait balayé sur son passage des vies, alors que la ville avait été sous sa protection. Il l'avait toujours dit, le Gouverneur devait mettre les fonds nécessaire pour pouvoir se payer plus d'adjoints. Il n'avait sous ses ordres que deux jeunes gens tandis que des chasseurs de prime lui ôtaient de temps à autre une épine du pied.
Heureusement qu'ils étaient là, ces morveux de bonne augure !

Nah, vous en faites pas, je vais pas TOUT donner à l'armée, vous m'avez pris pour qui ! Le shérif avait souri, un sourire de circonstance devant celle qu'il avait autrefois approchée avec un œil intéressé. Un regard très vite balayé par les aléas de la vie, la jeunesse de la demoiselle et l'arrivée brusque d'une revenante aux cheveux de jais.

Sous la chaleur qui devenait écrasante, combinée aux efforts physiques, ses tempes perlaient déjà lorsqu'il prit le sac de clous. Un bon kilo rien que pour lui et les gars avec qui il bossait depuis maintenant quelques heures. Merci, Cath. Elle lui expliqua avoir été au saloon, lors des évènements. En réalité, il le savait, avant le départ de Jane ils avaient pu discuter à deux de tout ça. Elle lui avait aussi de demander à garder un œil sur la miss Brown, des fois qu'elle serait un jour en mauvaise posture ou situation délicate. Pour toute réponse il avait grogné un oui, bien sûr, il allait le faire. "Jusqu'à c'que tu reviennes", avait-il répondu à Richardson.
Je suis contente que vous alliez bien. C'était une façon de voir les choses, lui se sentait complètement paumé, ravagé par la tristesse, pinçant des lèvres quand sa jambe le lançait. Mais au moins, en vie. Quand il agonisait le soir du drame, la face contre la poussière, le sable dans la bouche, il avait vraiment cru y passer pour de bon. Quand il pensa la faucheuse prête à repêcher son âme, Owen avait compris qu'il n'avait pas envie de mourir. Pas maintenant pas sans n'avoir rien fait de ce qui pourrait le rendre heureux. Il était de plus en plus déterminé à tourner des pages de son histoire. On dit qu'ils ont essayé de vous mettre du plomb dans le crâne. Et bien j'aurais pas cru dire ça un jour mais je suis heureuse qu'ils aient échoué ! Le shérif avait haussé un sourcil, reprenant avec humour les propos de la forgeronne.
Et pourquoi t'aurais pas cru dire ça un jour, hm ? La question étant rhétorique, il poursuivit. Je dois la vie au Dr. Riagal. Il peut dire c'qu'il veut, que c'est son job, qu'il a fait son devoir, peu importe. Je lui en dois une. C'était la réalité des choses. Sans le médecin pour empêcher la fatalité, Owen ne serait plus de ce monde. Sa jambe était un calvaire au quotidien, mais il avait toute sa tête, deux pieds, deux mains, un coeur qui battait, le sang chaud... Sa reconnaissance était à la hauteur de la peur qu'il avait eu à frôler la mort. Il lui avait fallu ça, pour qu'Owen se rende compte de la chance qu'il avait.
Vous faut des marteaux et autre ? Votre hache n'est pas émoussée ? Il fit que non, de la tête, tout allait bien. Par contre si t'as un verre d'eau, je suis preneur. Ma gourde est déjà vide, souffla-t-il avant qu'une quinte de toux ne le coupe dans sa phrase. Si c'était pas une balle qui l'tuerait, ça serait sans doute la clope.

Et fais moi plaisir, Cathy, on se tutoie. J'pense qu'après cette nuit de merde, on peut s'passer des politesses inutiles, non ?

Alors que je regarde mon époux par-dessus mon épaule, ce dernier cherchant à attirer l’attention de tous en se raclant la gorge bruyamment, j’aperçois plus loin, à l’endroit où l’on sert à boire aux travailleurs, monsieur Wootaker. Les jours se sont écoulés depuis notre dernière (et première) rencontre. Huit, très exactement… Et je dois avouer que j’avais cru ne jamais le revoir. Je l’avais imaginé fuir Crimson Town sur le dos d’un fringant cheval en quête d’une nouvelle aventure… J’ai parfois beaucoup trop d’imagination. Ma solitude quotidienne et l’ennui qu’elle me procure en sont probablement responsables.

Les blessures sur le visage de monsieur Woodtaker me semblent avoir totalement guéries et j’ai l’impression de le regarder réellement pour la première fois. Quelques petites mèches de ses cheveux lui tombent devant les yeux et je m’imagine aussitôt les glisser derrière ses oreilles en effleurant son visage du bout des doigts. Pensée fugace qui me trouble plus qu’elle ne le devrait. Comme si je craignais que mon mari ne s’aperçoive de quelque chose, je tourne les yeux vers lui, mais il est à présent en conversation avec un ouvrier. Je déglutis et tourne à nouveau les yeux vers le bandit. Nos regards se croisent et il me sourit d’un petit air malicieux. Gênée, je lui souris à mon tour et baisse les yeux sur mes mains. J’ai l’impression de ressentir une chaleur sur ma joue, là où les lèvres de l’homme y avaient déposé un baiser.

Je relève les yeux dans sa direction et… Il ne me regarde plus. Une lourdeur tombe dans le creux de mon ventre et le jour semble tout à coup s’obscurcir.

Malgré moi, mon regard le suit. Je le vois s’approcher d’une femme, lui adresser la parole et les gloussements de cette dernière parviennent jusqu’à mes oreilles. Pendant qu’il boit le verre offert par la femme, je me sens terriblement honteuse et cesse enfin de regarder monsieur Woodtaker.

Je descends de la charrette sans attendre la permission de mon époux, mais viens à la hauteur de celui-ci. « Souhaitez-vous un verre d’eau? ». Il acquiesce et me voilà en marche vers l’auvent où se trouvait, quelques instants plus tôt, monsieur Woodtaker. Je croise les bras devant moi et regarde dans toutes les directions en cherchant un visage familier ou amical. Le seul que j’aperçois à nouveau est celui du bandit, entouré cette fois de soldats. Je fronce les sourcils en osant imaginer ce qui arriverait si les soldats découvraient l’identité de leur nouveau comparse lorsque…

« Ouille! ». Ne regardant pas où je marche, je fonce directement sur un chariot arrêté dans lequel prend place une jeune femme blonde. Je ris nerveusement et me confond aussitôt en excuses en reconnaissant l’une des demoiselles Beauchamp. « Comme je suis maladroite… Bonjour à vous, mademoiselle. Mon mari m’a informé que votre ranch avait été épargné par les bandits lors de l’attaque. C’est une bénédiction! Comment allez-vous? ».

Dans l’attente de sa réponse, je tourne brièvement les yeux dans la direction de monsieur Woodtaker avec l’espoir qu’il n’ait pas assisté à mon étourderie…

« Madame Stanford, avec tout mon respect, monsieur n’approuverait pas que vous… » « Monsieur Stanford n’est plus là pour approuver ou désapprouver mes volontés, Jenson. Je vous prierai de cesser de l’invoquer dans le but de me faire culpabiliser quand il est bien le seul à blâmer de tout ceci. » Le majordome avait ouvert la bouche pour mieux la refermer. Elle avait raison, évidemment, et la contredire ne servirait à rien si ce n’est faire vaciller plus encore la confiance qu’elle lui portait. Car il l’avait bien ressenti, depuis que Ferdinand avait annoncé son départ à sa femme : Elle lui en voulait au moins autant qu’au père de son futur enfant et il en était désolé. Il avait croisé le regard de Louisa qui semblait doucement crispée, elle aussi, comme si les humeurs de sa maîtresse pouvait également abîmer leur relation complice. Pour autant, elle avait pris soin de placer le manteau de la jeune femme sur ses épaules et de l’ajuster avant de l’aider à le fermer. Elle ne s’opposerait pas à elle non plus.

Prête, Victoria avait donc pris le chemin de l’extérieur, quittant la tristement vide demeure qu’elle occupait pour mieux rejoindre le fiacre qui avait été préparé, suivi par une charrette lourde de mets tous meilleurs les uns que les autres. Si le personnel s’était momentanément muré dans le silence pour la tenir à l’écart des projets de son époux, elle exigeait désormais être au fait de ce qu’il se tramait en ville et, en ce jour, on lui avait rapporté que Crimson œuvrait de concert pour se reconstruire. Le Colonel Anderson et ses hommes sont venus prêter main forte pour rebâtir l’Eglise. La mention de l’homme était prétexte suffisant pour qu’elle s’entête à vouloir s’y rendre. Cependant, ses maigres mains fragiles ne sauraient aider la reconstruction de la ville, tout comme son sourire ne suffirait pas à engaillardir les foules. Aussi, elle s’était rendue aux cuisines et avait sommé son personnel de préparer de quoi sustenter une grande partie de la ville. Un repas chaud, des choses plus simples… Et voilà que Victoria Stanford et quelques membres du personnel de la famille se rendaient à Crimson.

Quand elle arriva sur place, on l’aida à quitter le véhicule, ses mains empoignant les tissus bleu foncé qui couvraient son corps, dissimulant autant que possible son ventre arrondi. Ses cheveux châtains avaient été rassemblés en un chignon structuré et un chapeau orné d’une plume de faisan trônait sur sa tête. Voilà bien longtemps qu’elle n’avait pas été aussi apprêtée… La volonté de se montrer digne de son nom marital, certainement. A moins que la raison ne puisse être tout autre ? De quelques mots, elle ordonna à qui de droit d’organiser les choses pour que la nourriture soit distribuée à qui de droit avant de s’aventurer prudemment vers le chantier, observant les uns et les autres dans son désir de reconstruction, qu’il soit personnel ou plus commun.

Le travail manuel n'avait pas de secret pour Jamie et ses hommes. Même si les soldats continuaient de l'appeler colonel par habitude depuis ces années à parcourir terres sauvages et champs de bataille ensemble, il se voyait surtout comme un homme parmi tant d'autre mettant la main à la pâte. Comme tous, la sueur perlait son visage, sa chemise marquait des auréoles plus foncées au niveau du dos, sous les aisselles et le long du torse. L'effort physique intense, cumulé sur plusieurs heures et en compagnie de rayons de soleil, lui firent ôter son chemisier d'un geste cherchant à se libérer de ses entraves désagréables que procurait la sensation d'un vêtement humide contre le corps. Roulé en boule, il s'éponga rapidement le front avec le tissu, avant de le jeter quelques mètres plus loin. Il le retrouverait plus sale que jamais en fin de journée mais dans le sac transporté par son cheval, Jamie avait préparé d'autres effets personnels. Des chemises de toutes sortes, il en possédait assez que pour se soucier de cette perte.
- Logan ! Attention à tes doigts ! lançait Jamie qui gardait un oeil sur les plus jeunes de sa troupe. Ils aimaient se sentir utiles et du fait de leur jeune âge, se donner en spectacle aux yeux de la population locale était important pour eux. Surtout si des jeunes femmes trainaient dans les alentours, à épier le chantier. Cela l'amusait toujours et lui rappelait sa jeunesse. Il ne pouvait que comprendre l'attention qu'ils mettaient à se montrer fort, concentré, puissant. Un sourire sur ses lèvres en fit sourire d'autres. L'un d'eux s'exclama alors en désignant une jeune femme au loin, debout près de deux bœufs bien portant. Jamie plissa les yeux pour voir s'il s'agissait d'une connaissance. Depuis le temps qu'il était au Fort, il avait pu échanger avec une bonne poignée d'habitants.
Et... c'était bien Miss Charlotte Beauchamp qui était venue en ville avec une jeune fille plus jeune, qui semblait lui obéir au doigt et à l'œil. Depuis leur rencontre, Jamie était allé à la pêche aux informations et savait désormais que c'était la petit sœur d'une fratrie de trois, dont le seul homme était Monsieur Charles Beauchamp. Il attendait toujours de le rencontrer et c'était pour cela qu'il était en train de marcher en direction de sa voisine du Ranch.
- Miss Beauchamp, salua le soldat en inclinant la tête. Il tenait toujours son marteau en main, trop pensif il en avait oublié de le laisser sur la charpente. Sa visite datait de quatre jours et la tension était pourtant toujours palpable, loin d'être amoindrie par le temps.
- Merci de nous apporter votre aide, disait finalement le colonel qui n'allait pas tout de suite rajouter une couche en demandant où se trouvait leur frère. Il n'était pas né de la dernière pluie et avait compris qu'elle tentait de l'éviter aussi il ne chercha pas à l'importuner plus longtemps. Seulement, il tenait à clarifier un point essentiel. - Je cherchais justement à vous revoir afin de m'excuser en bonne et due forme. Nous sommes partis du mauvais pied et j'espérais qu'on puisse... réessayer, tout, depuis le début. Il sourit doucement, sincère dans sa démarche. Pas maintenant, mais lorsque nous trouverons le temps pour cela. Encore il s'inclina respectueusement, ne voulant pas la forcer à répondre. Tant que Charlotte avait entendu le fond de sa pensée, c'était le plus important. Jamie tourna les talons pour regagner la fosse aux clous et dans son mouvement, perçu un visage au loin qu'il pouvait reconnaître sans difficulté. Son corps se tétanisa sur place et il resta là à la regarder, en se demandant à la fois ce qu'elle faisait là et s'il devait aller à sa rencontre.

Le manche du marteau glissait lentement d'entre ses doigts. Jamie restait debout à observer l'arrivée de Victoria Stanford, toujours rayonnante là où elle posait pied. Il ne s'était pas attendu à la voir débarquer au milieu de tout ce chantier bruyant et poussiéreux. La protection rapprochée de l'épouse du gouverneur avait été relayée à un subalterne quelques jours, le temps qu'il puisse se pencher sur des urgences qu'un autre soldat ne pourrait pas gérer. Ce n'était pas pour le plaisir de faire compliqué, que des grades avaient été créé, tous spécifiques à des missions. Mais bien que le colonel n'était pas au domaine ou auprès de Madame Stanford, un soldat l'était constamment, de près ou de loin. Il avait pour ordre de se faire oublier, invisible, lorsque sa présence n'était pas nécessaire. Son travail n'était pas la seule raison de cet éloignement... Jamie avait retenu la leçon, ce jour de 12 avril, lorsqu'il l'avait revue après tant d'années. Son coeur s'était arrêté de battre, sa respiration était devenue difficile. En sortant de la grande maison blanche, mêmes les pas qu'il faisait étaient alourdis par le poids des regrets. La revoir avait été réjouissant, mais douloureux. L'aimer était un bonheur indescriptible, mais aussi une source de souffrance.

Toujours hésitant dans ce qu'il devait faire, Jamie restait figé. Elle ne l'avait pas encore vu alors il s'offrit tout le loisir de continuer à la regarder, sans tenir compte des allers et venus autour de lui. Puis, un bruit le fit légèrement sursauter derrière lui. Il se tourna d'une manière vive et vit mademoiselle Beauchamp qui avait trébuché. Instinctivement, le colonel revenait vers elle, lâchant le marteau qui tomba lourdement sur le sol. Il s'agenouilla près d'elle afin de l'aider à se relever, tendant sa main en sachant qu'elle risquait fortement de ne pas s'en saisir.
- Pour une femme telle que vous, j'imagine qu'il ne sert à rien de demander si tout va bien ? Il sourit, c'était une phrase sortie toute seule qu'il ne se serait jamais imaginé dire à une dame en position indélicate. Mais le ton de l'humour était donné et Charlotte Beauchamp n'était pas une femme comme les autres. Mais néanmoins... tout va bien ? Sa nature profonde revenait toujours au galop.