San Francisco, le 5 mai 1823. Mr. et Mrs. Stanford étaient les heureux parents d’un petit garçon en bonne santé. De par son nom, de par le statut social aisé de sa famille, Ferdinand était destiné à réaliser de grandes choses. Sous le regard maternel d'une mère berçant son petit dans ses bras, c’était le contrat signé avec le destin. Au Nord de la Californie, il grandissait en maintenant un rythme de vie vertigineux, loin des prises d’indépendance et des guerres intestines qui couvraient le pays. L'école à la maison, Ferdinand était pris en charge par toute une équipe de professeurs triés sur le volet ; parmi les meilleurs de leur comté. Les langues, les mathématiques, la littérature, les sciences, la musique ; des domaines qui ne l'intéressaient pas tous mais qu'il se devait d'étudier, d'apprendre et comprendre. La culture générale était comme une religion dans cette famille cultivée, où le père travaillait en étroite collaboration avec le gouvernement même du pays.

Christopher et Adelaide Stanford, respectivement 73 ans et 60 ans, étaient des gens appréciés et influents dans l'aristocratie. Leur cercle relationnel ne se limitait cependant pas qu'à côtoyer les bonnes gens de leur milieu, mais aussi de la classe moyenne ; notamment Adelaide, qui était une femme avec le cœur véritablement sur la main. Elle offrait une fois par an des bourses d'étude pour les élèves les plus talentueux mais aussi les plus pauvres, dans l'espoir de voir un jour une haute société mêlant la diversité de la population. Si cela ne tenait qu'à elle, la fondation d'une école prônant ces valeurs aurait déjà vu le jour, mais sa condition de femme était un frein. "L'université de Stanford" pourrait peut-être voir le jour dans un demi-siècle, lorsque les mentalités auront évolué avec leur temps. En attendant, elle s'était affairée à la tâche première qui lui pesait sur les épaules ; l'éducation de Ferdinand. Enfant unique, plein de vie et héritier d'une grande fortune. Pourtant au fil des années, Adelaide remarqua un manque d'empathie chez son fils, un comportement narcissique et égoïste qui s'empirait en même temps que s'écoulaient les grains du sablier. Bien que Ferdinand était un intellectuel qui avait dévoré des centaines de bouquins traitant de mille et un sujets existentiels, il semblait incapable de comprendre sa mère. Il n'avait jamais manqué de biens matériels, ni d'amour et d'attention, mais les deux n'avaient jamais été fusionnels. Le jeune homme ressemblait davantage à son père, avec qui il était d'ailleurs très proche. Non pas pour de longues balades à chevaux, mais bien parce qu'ils avaient tous les deux cette envie de conquête, de richesse ; la seule différence était la manière dont étaient utilisées ces cartes. Ensemble, père et fils participaient aux réunions d'assemblée, aux bals où se jouaient la plupart des pions de politiciens, où se discutaient et rencontraient les véritables dirigeants des comtés. Christopher apprenait à son descendant tout ce qu'il avait acquis comme savoir au cours de son existence, car il espérait pour lui l'avenir qui lui avait échappé ; celle de redorer le territoire californien, de faire de cette conquête de l'Ouest la possibilité d'un monde meilleur pour le plus possible d'habitants.

Ferdinand n'était pas un enfant dont on pouvait avoir honte ; bien au contraire, à bien des égards. Il était intelligent, séduisant, respectueux, faisait preuve de bienséance. Ses pics de colère violente n'étaient pas si fréquentes, mais restaient méconnues du grand public. Son caractère parfois insupportable était gardé comme le lourd secret de la famille. Aux soirées mondaines de la haute, à le voir rire et engager les grands débats de la soirée, à baiser le dos de la main d'une jeune femme avant de la mener sur la piste de danse, à se montrer particulièrement charmant avec ses interlocuteurs... Une façade travaillée qui ne laissait pas place aux doutes. C'était ainsi, qu'il avait charmé les parents ruinés de Victoria Davis. Ayant déjà tout perdu, ils n'avaient vu que du feu, lorsqu'ils offrirent la main de leur fille à ce politicien en herbe aux contacts déjà bien garnis. Pourquoi avait-il choisi de l'épouser elle, et pas une autre ? Une autre alliance lui aurait été, après tout, bien plus avantageuse et bénéfique. Alors pourquoi s'attarder sur cette jeune femme d'à peine vingt ans, qui le regardait avec toute l'innocence, la bonté et la douceur du monde ?
Et bien c'était cela. Quand Ferdinand avait posé ses yeux verts sur les pupilles de la lady, il avait vu le même reflet qu'on pouvait apercevoir chez Adelaide Stanford. Ca avait été inconscient, et de lui-même il ne pourrait donner une argumentation correcte si on lui posait la question. Sa mère, il l'aimait tout comme elle l'insupportait avec sa vision de la vie. C'était un éternel combat intérieur, mais c'était ce que Ferdinand avait toujours connu ; et cela le rassurait, au fond de lui. Alors il reproduisit avec Victoria exactement la même chose. "Tu m'es précieuse, mais reste loin de moi, reste à moi."

Après un mariage princier et le sauvetage in extremis et discret de l'entreprise de Mr. Davis, les jeunes mariés qui ne se connaissaient pas encore emménagèrent ensemble. De nature solitaire, Ferdinand eut du mal à se faire à la présence de sa femme, si bien qu'il lui arrivait de faire chambre à part et dormir dans son bureau. Leur maison était grande et ce n'était pas les pièces qui manquaient. En dehors des murs de leur cocon froid et rigide, sans doute bien loin des espérances de son épouse, Ferdinand imposait son bras galant à Victoria. Elle l'accompagnait partout où il se montrait en public, et elle le faisait parfaitement bien, un charmant sourire aux lèvres. Il appréciait beaucoup cela, chez elle ; cette facilité d'adaptation, à parfois le comprendre, lui semblait-il. Oh Ferdinand le savait, elle était intelligente, perspicace. D'un coup d'œil, Mrs. Stanford savait si elle pouvait entrer dans la même pièce que lui ou lui adresser la parole. Elle connaissait ses sauts d'humeur, elle connaissait les manipulations dont il faisait preuve aux diners qu'elle organisait pour les proches amis de son mari. Ses ambitions n'étaient pas inconnus à la jeune femme, qui les vit même prendre officiellement forme lorsqu'il fut élu Gouverneur de l'Etat. C'était un but pour lequel il avait commencé à travailler dès années avant, aux côtés de son père. Victoria n'avait vu que la finalité d'un labeur de rouages politiques, parsemés de sombres secrets lui ayant frayé un passage vers le faîte de la pyramide. Des secrets que le Gouverneur emporterait dans sa tombe.

Au gouvernement, beaucoup de paires d'yeux zieutaient la place convoitée de Ferdinand. Ses véritables amis se comptaient sur une seule main et même à eux, il ne tournerait pas le dos, sa confiance ayant rapidement des limites. L'un de ses opposants directs avait fait forte impression lors d'un chantier qui visait à faire prospérer les transports, publiques ou de marchandises. De sa propre poche, l'homme avait résolu un problème qui faisait trainer l'avancée du chemin de fer. Inutile de préciser que sa réussite et les acclamations à son égard rendirent le Gouverneur hors de lui. Le soir-même, il avait saccagé une pièce entière de sa demeure, sous le regard peut-être terrorisé de Victoria.

Voilà pourquoi Crimson Town. Cette petite ville puante qui abritait le fond du panier. Crimson Town et ses paysans aux bottes boueuses, sur les plaines infestées de natifs qui prenaient une trop grande place sur son territoire. La Californie était en bonne voie d'évolution, mais cette partie de la carte était encore trop à la traine et particulièrement délaissée, car il y avait beaucoup à faire dans le reste de l'état... Et Ferdinand n'était pas connu pour s'apitoyer sur son sort, ni pour rester bloqué sur une défaite. Après s'être informé sur ce coin aride, il prit les devants en se jetant voracement sur la carcasse de la ville. Le chemin de fer y était inexistant ; il allait s'en charger lui-même. La mine était abandonnée depuis la mort de Steve Lewis ; il la hisserait à son apogée, la viderait de tout le trésor qu'elle recèle. Et pour mettre en place de tels projets, il lui fallait la complicité de sa femme. Elle avait toujours fait bonne impression, les gens l'appréciaient au premier regard. C'était inévitable ; lorsqu'on la regardait, seuls des sentiments positifs pouvaient vous submerger. Il n'y avait que Ferdinand, qui ne l'avait pas compris, laissant passer et se perdre des années irrécupérables de possible bonheur.