Le chant de la rivière emplissait l'air tandis qu'Oneida plongeait ses mains dans l’eau froide, chaque geste mécanique et distant, son regard perdu au-delà des remous, là où les montagnes grises se découpaient contre le ciel clair. Awenna, accroupie à côté d’elle, battait joyeusement le linge contre les pierres, un rire léger à chaque éclat d'eau qui jaillissait et se dispersait en gouttelettes. Sa petite sœur scrutait son visage, cherchant l’éclat d'un sourire ou même un regard de complicité, mais Oneida demeurait impassible, le visage fermé comme une terre en deuil.
Depuis trois jours, elle portait en elle ce silence lourd, semblable à un orage qui n’éclate jamais, une tension qui l’étranglait à chaque respiration. Le père de Oneida avait prononcé ces mots froids : « Trente chevaux, c'est le prix. », avec la fermeté d’un vieil arbre profondément enraciné. Elle avait baissé les yeux, sentant son cœur battre douloureusement, mais lorsqu'elle avait cherché à parler avec Loya en dehors du tipi, il avait déjà disparu sans un mot. Une disparition nette, coupante comme une lame, et depuis, cette absence la vidait de toute chaleur, de toute lumière. Elle entendait encore les chuchotements des femmes qui disaient que, peut-être, Ami-du-loup s’était lassé, qu’il avait suivi un autre chemin, loin des exigences des anciens.
Awenna déposa doucement le linge dans l’eau et s’approcha d’Oneida, son visage rond et curieux se levant vers celui de sa grande sœur. Après un long silence, elle demanda à voix basse : « Oneida, est-ce que t’es triste à cause du guerrier qui est venu l’autre jour ? » Elle jeta un regard rapide de chaque côté, comme pour s'assurer que personne ne les écoutait, puis, de son petit air sérieux, ajouta : « Moi, je suis bien contente qu’il t’ait pas emmenée. Ça veut dire que tu vas rester avec moi, et je veux pas que tu partes. » Elle serra ses petits doigts autour des bras de sa sœur, comme pour l’attacher à ce qu’elle connaissait et aimait, cherchant dans son regard la promesse silencieuse qu'elle ne la quitterait pas.
Mais dans le regard d'Oneida, rien ne reflétait le moindre espoir, rien en son esprit n'allégeait la peine qui rongeait ses nuits et remplissait ses jours d’ombres. Elle acquiesça faiblement puis baissa les yeux vers le linge trempé, ses mains fines et immobiles dans l'eau, ses pensées enchaînées aux souvenirs de Loya — son sourire fugace, son regard profond et la façon dont son nom résonnait dans sa voix, comme une promesse informulée.
Les autres femmes riaient, bavardant joyeusement autour d'elles, mais ces voix s’éteignaient dans la lourdeur qui habitait le cœur d’Oneida. Elle revoyait encore la silhouette de Loya disparaissant sous les grands pins, sans un dernier regard en arrière. S’il l’avait aimée, s’il avait partagé ce lien dont elle rêvait, pourquoi était-il parti sans un mot, sans même la regarder une dernière fois ? Un guerrier digne de ce nom pouvait-il renoncer pour trente chevaux ? Elle serra les mâchoires, le visage à moitié dissimulé par ses cheveux sombres, refusant de céder à la faiblesse des larmes, car ici, parmi les femmes de sa tribu, les larmes étaient des adieux pour les disparus, et Loya, lui, était parti sans promesse de retour.
Elle sentit de nouveau la petite main d’Awenna sur son bras et se força à sourire, un sourire qui s'effrita aussitôt, fragile et faux. « Ce n'est rien Awenna » murmura-t-elle d'une voix douce mais lointaine. « Ce que le vent emporte, il ne le ramène pas. Peut-être qu’il y a là-bas, ailleurs, quelque chose que ce guerrier a trouvé et qui n’était pas ici. »
Awenna se contenta de la regarder avec de grands yeux, ne comprenant pas toutes les nuances, mais elle savait que le chagrin de sa sœur ne s'en irait pas avec quelques mots. Elle tourna alors le regard vers la rivière, cherchant avec la patience des enfants une forme dans le courant, quelque chose qui pourrait emporter avec lui cette tristesse, ce poids qu'elle ne pouvait que deviner sans pouvoir le porter elle-même.
Mais soudain, une voix s’éleva, forte et tranchante, fendant l'air de son cri vibrant. Toutes les femmes se retournèrent, le rire et les bavardages se taisant dans l’écho qui résonna autour de la rivière.
Là-bas, à travers les herbes folles qui s’agitaient sous le vent, Tuuwa accourait en faisant de grands gestes, le souffle court et ses bras levés vers le ciel comme pour invoquer les esprits eux-mêmes. « Oneida ! Viens vite ! »
Oneida se redressa d’un bond, ses yeux sombres s’écarquillant dans l’éclat soudain d’une émotion confuse. Awenna, intriguée, attrapa sa main, mais Oneida, comme mue par une force invisible, l’entraîna vers la rive. Elles glissèrent entre les pierres, le sol tremblant sous leurs pieds nus. Et avant qu’elle n’ait pu poser une question, Tuuwa, le visage empourpré par la course, la saisit par le poignet avec la force de quelqu’un qui tenait une promesse sacrée.
Les mots se bousculaient entre ses lèvres, son souffle heurté, et l’excitation perçait à travers chaque regard jeté vers son amie. « Viens, vite, viens ! C’est Ami-du-loup ! » souffla-t-elle, ses yeux noirs étincelant, un sourire déchirant le voile de son visage tendu.
Oneida sentit sa poitrine se serrer, son cœur battant en elle comme un tambour de guerre. Elle laissa Tuuwa la guider, leurs pas glissant, courant presque dans la lumière pâle du matin, tandis qu’Awenna les suivait en silence, les yeux grands ouverts et la main toujours crispée sur la jupe de sa sœur. Elles traversèrent les champs, l’herbe leur caressant les jambes, jusqu’à ce que l’ombre des grands pins enveloppe leurs silhouettes fines et tendues, jusqu'à ce que le village, calme et éveillé, se dessine devant elles.
Les trois filles s’arrêtèrent au bord du chemin, l’air suspendu autour d’elles comme la terre avant un orage. Tout se tait, comme si le monde avait retenu son souffle. Puis, un grondement sourd monta depuis la terre, un bruit de tonnerre lointain et croissant. Le martèlement des sabots fendait le silence. Les yeux d’Oneida s'ouvrirent grand, et elle porta une main tremblante à ses lèvres alors que le cortège apparaissait au loin, se rapprochant dans un tumulte de poussière et de lumière.
Devant elles, le vent tourbillonnait, portant l’odeur sauvage des chevaux et des terres lointaines. Loya marchait en tête, et chaque pas semblait faire vibrer la terre elle-même. Il était vêtu d'une tenue cérémonielle, une pelisse de loup immense et grise flottant derrière lui, drapant ses épaules avec la majesté d’une montagne. Sa tête était ornée du crâne et des crocs de l’animal, et sous les ossements polis, ses yeux brillaient d’une lueur vive, fixe et impénétrable. Derrière lui, un troupeau de chevaux, attachés les uns aux autres en une longue file mouvante, aux robes luisantes et hérissées, suivait dans un ordre solennel, comme sous l’emprise d’une loi invisible.
Lorsqu'il passa devant elles, Oneida étouffa un cri, puis le laissa jaillir, un cri perçant, incontrôlable, à mi-chemin entre le rire et les larmes. Elle sauta sur place, ses pieds frappant le sol dans une danse effrénée. Elle tourna son visage vers Awenna, ses yeux brillants d’un éclat fou, celui d’une âme qui retrouve d’un coup ce qu’elle avait cru perdu à jamais.
Awenna, cependant, demeurait immobile, son visage figé dans une expression grave, ses lèvres entrouvertes en une moue d'étonnement muet. Elle fixait Loya, fascinée et intimidée par l’aura sauvage qu’il portait sur lui comme une seconde peau. Sous la peau de loup, le Miwok semblait immense, chaque muscle, chaque fibre de son être vibrant comme le chant d’un prédateur. Elle sentait au plus profond d’elle-même la force de ce guerrier, ce mélange de beauté et de danger qui imposait le silence même aux oiseaux dans les arbres.
Oneida se tourna vers Awenna, l’air fiévreux, les joues rosies de l’euphorie qui lui battait au cœur comme un tambour prêt à éclater. « Awenna, reste ici avec Tuuwa, d’accord ? » murmura-t-elle, son regard brûlant déjà fixé sur la silhouette de Loya qui avançait lentement, encadré par la poussière et les chevaux. Awenna la regarda, perplexe, mais hocha la tête, s’accrochant plus fort à la main de Tuuwa sans prononcer un mot, comme pour ne pas troubler le moment.
Oneida s’élança sur le sentier, ses pas trottinant maladroitement dans le sol meuble. Sa tunique en daim battait contre ses jambes fines, et malgré son allure pressée, elle prenait soin de ne pas précipiter le pas, ne voulant ni perturber le rythme du cortège ni paraître trop empressée. Lorsqu’elle parvint à sa hauteur, elle ralentit, s’accordant à la cadence du jeune guerrier. Loya demeurait impassible, ses yeux sombres fixés droit devant lui, la mâchoire serrée, son visage sculpté par l’ombre austère de la coiffe de loup. Sa monture avançait d’un pas lent et sûr, et derrière lui, le troupeau s’étirait en une file mouvante, silencieuse comme une rivière souterraine.
Oneida marchait à ses côtés, son cœur battant avec l’irrépressible éclat d’une promesse retrouvée. Elle tentait de masquer son excitation, mais son sourire pointait déjà, trahissant la fierté et l’impatience d’une âme qui avait trop attendu. Ses yeux brillaient comme des étincelles, elle levait parfois un regard timide vers lui, espérant capter son regard, mais le Miwok demeurait de marbre, ses traits aussi durs et distants que les montagnes.
Enfin, sans la regarder, Loya parla, d’une voix grave, teintée de cette sévérité tranquille qui lui appartenait. « Où est ton père, Ours-qui-endure ? » demanda-t-il, les mots s’échappant de lui comme des pierres roulant dans un cours d’eau calme.
Un sourire s’épanouit sans retenue sur le visage d’Oneida, ses dents blanches brillant dans la lumière du jour. Les quatre jours passés depuis son départ lui avaient été comme une traversée au milieu d’un désert, et la chaleur de son retour venait de dissiper le poids de ce long silence qui l’avait laissée, chaque nuit, scrutant le ciel en quête d’un signe. Elle répondit, la voix à peine stable, un voile de rire dans ses mots. « Au village, juste devant, pourquoi ? » Elle savait ce qu’il venait faire ici, connaissait l’offrande qu’il amenait. Mais l’entendre dire par lui, l’entendre la réclamer en termes d’homme face à son père, c’était ce qu’elle attendait, ce qu’elle voulait ancrer dans le silence, comme une promesse scellée.
Loya répondit d’une voix sobre et inflexible. « Parce que je dois parler affaire avec lui. »
Il talonna doucement sa monture, accélérant le pas, son cortège de chevaux suivant en une marée de sabots tonitruants. Oneida, silencieuse mais le sourire encore plus large, accéléra pour tenter de suivre son rythme.
Loya manœuvrait son troupeau d’un bras ferme, sa silhouette s’étirant contre la lumière naissante du matin, tel un esprit du vent guidant la horde mouvante de muscles et de crinières vers le village. Le martèlement sourd des sabots secouait la terre, chaque coup comme un écho prolongé des montagnes voisines, se répercutant entre les pins, annonçant l’arrivée du cortège aux villages endormis. Alertés par ce grondement tellurique, les Tolowas s’étaient dressés, tous, d’un même mouvement, et formaient une sorte d’allée naturelle pour encadrer les chevaux, leurs bras levés, leurs voix fendues de cris aigus, perçant le matin comme des éclats de feu.
Les chevaux s’avançaient, dociles sous l’autorité silencieuse de Loya, et longeaient le sentier tracé par la foule, chacun des corps luisant sous la poussière, les naseaux fumants, la crinière ondulant dans un air vibrant de tension et de liberté bridée. Les bêtes étaient nombreuses, un océan d’ombres, de lumières et de forces contenues, pressées par les cris, avançant en une seule vague vers le cœur du village.
À l’avant du cortège, la terre battait sous le poids des sabots, se fissurant en traînées claires, une poussière ocre s’élevant à mesure que les chevaux se frayaient un passage vers le centre de ce monde endormi, leur souffle se mêlant aux chants qui emplissaient l’air comme un vent ancien.
En bout de troupeau, Loya avançait, sa monture régnant en sentinelle et chef sur ce flot de vie. Son regard dardait à travers la poussière, et il vit se dessiner devant lui le tipi d’Ours-qui-endure, tel un bastion de chair et d’os où l’avenir se décidait. Devant la porte du tipi, le vieux Tolowa venait d’apparaître, sa silhouette s’agrandissant à la lumière, entouré de ses fils, son visage impassible, figé par la surprise, ses yeux durs s’attardant sur le nombre impressionnant de chevaux qui se pressaient jusqu’à lui.
Il s’avança d’un pas, sa main se tendant comme pour contenir la masse qui le menaçait, et dans un geste instinctif, il repoussa un des chevaux, sa paume ferme rencontrant la croupe de la bête, qui frémissait mais s’inclinait devant son autorité, s’éloignant du seuil du tipi. Le vieil homme releva la tête, et ses yeux croisèrent ceux de Loya, qui, toujours en selle, maintenait l’allure de ses montures d’une poigne qui ne connaissait ni doute ni relâche.
Dans le silence tendu qui s’installa, les hommes du village se rapprochèrent, leurs visages avides et graves observant ce trésor vivant qu’offrait le Miwok.
Loya se tenait droit, ses yeux sombres plantés dans ceux d’Ours-qui-endure, tandis que les chevaux s’agglutinaient dans un dernier souffle d’éclat, leurs corps massifs se pressant, formant un amas de forces sauvages domptées pour un instant seulement. Devant le tipi, les fils de l'ours des Tolowa s'avançaient, déambulant parmi les montures comme en territoire sacré, caressant leurs flancs encore chauds de l’effort, leurs mains glissant sur les crinières comme si chacun des animaux recelait un mystère à élucider. Leur regard, grave et admiratif, effleurait parfois Loya, l’intrépide Miwok qui avait accompli cette prouesse en silence.
Autour, une foule dense s’était rassemblée, enfants et mères aux bras chargés de paniers, jeunes guerriers et vieillards aux yeux voilés par les années. Les visages, tournés vers cette scène immobile, vibraient d’une expectative figée. Seule la femme d’Ours-qui-endure brisa cette torpeur, laissant sa panière glisser de ses bras, les baies sauvages et les racines se répandant sur le sol dans un éclat rouge et ocre, tandis que son regard dévalait la rangée de chevaux, les vastes corps alignés jusqu’à la porte du tipi.
Ours-qui-endure, aussi massif qu’une montagne sous la lumière rasante, déambulait parmi les chevaux avec une lenteur de chasseur ou de juge, les effleurant du bout de ses doigts comme on traverse un champ mûr, chaque contact aussi léger qu’un murmure. Son regard pesait, inspectant l’offrande avec la précision d’un homme qui sait la valeur des choses. L’éclat des crins, l’ossature ferme, le souffle puissant des bêtes lui rappelaient, peut-être, les vastes plaines qu’il foulait jadis en compagnie de ses ancêtres.
Enfin, il s’immobilisa, de retour devant le seuil de son tipi, ses traits durs comme sculptés dans la pierre. Le silence s’étendit, se fit plus dense, envahissant chaque recoin du village. Même les enfants retenaient leur souffle, suspendus aux lèvres du vieux grizzly qui ne disait rien, seulement traversé d’un regard vers Loya, dont la stature droite et sévère ne trahissait ni peur ni doute. Le jeune guerrier Miwok attendait, solennel, ses yeux brillants d’une lueur âpre, presque féroce, tournée vers cet homme dont le silence pesait sur l’avenir comme une sentence.
Puis, dans une lenteur digne d’un grand fauve, Ours-qui-endure prit la parole. Sa voix, profonde comme le ventre des forêts, fendit l’air avec l’acuité d’un couteau :
« Il y en a vingt-six. Je t’en avais demandé trente, Ami-du-loup. »
Chaque mot résonnait, lourd de l’écho d’une promesse partiellement accomplie. La foule, immobile et muette, sentait la tension vibrer entre les deux hommes, un pont invisible d’attente et de respect, chargé du poids de ce que quatre chevaux manquants pouvaient signifier.
Oneida retint son souffle, ses yeux glissant entre le visage sévère de son père et l’attitude impassible de Loya. Dans la foule, des murmures montaient comme un vent furtif. Quelques plaintes, des mots de déception, et un froncement général des sourcils accompagnaient l’énoncé d’Ours-qui-endure, dont la voix caverneuse imposait le respect.
« Il manque quatre chevaux. » Son ton était inflexible, sa main refermée sur l’air devant lui comme pour sceller l’accord rompu. Ses paroles, lourdes et glaciales, fendaient le silence comme un tranchant de silex.
Loya ne bougea pas, son regard immobile et dardé vers Ours-qui-endure, mais quelque chose dans la lueur de ses yeux se mit à vibrer d’une ironie tranquille, une lueur de défi qui s’insinuait doucement au milieu des murmures de la foule. Son sourire infime, contenu dans les plis d’un visage taillé par la terre et le vent, restait imperceptible pour tous sauf pour ceux qui savaient regarder, ceux comme Oneida, dont le cœur battait avec force, suspendue aux paroles qu’il prononcerait.
Alors il parla, le ton dénudé de malice, chaque mot étalé avec un calme impénétrable : « Je t’avais promis trente chevaux, tu auras trente chevaux. » Il siffla d’un seul coup, un son perçant qui fendit l’air comme un oiseau sauvage, puis appela : « Mato ! Nosh ! »
Tous les yeux se tournèrent vers la lisière de la forêt, et de l’ombre des pins, deux silhouettes apparurent, émergeant avec l’aisance de prédateurs. Mato et Nosh, guerriers Miwoks au port altier, s’avançaient, chacun traînant derrière eux une paire de montures, les crinières flottant comme des ombres ardentes dans la lumière du matin. Les chevaux frappaient le sol, secouant la poussière sur leurs flancs luisants tandis qu’ils étaient menés vers le cœur du village.
Un rire cristallin s’échappa de la gorge d’Oneida, qu’elle dissimula derrière ses mains jointes, le visage illuminé par un bonheur qu’elle ne pouvait plus contenir. Ses yeux brillaient d’admiration, et son rire, comme un écho d’un autre monde, pénétra la foule, apportant avec lui une vague de surprise et de ravissement. Loya descendit de sa monture, les pieds heurtant la terre avec un son lourd et tranquille, et avança vers ses frères d’armes. Aucun mot ne fut échangé, mais un regard, un bref hochement de tête, et les trois hommes se comprirent. Un sourire fugace fendit le visage de Nosh, tandis que Mato inclinait légèrement la tête, respectueux.
Loya prit les liens qui retenaient les quatre montures, des belles bêtes, hautes et robustes, et marcha vers Ours-qui-endure, les lui tendant sans un mot, chaque geste résonnant de cette solennité muette qui ne connaît pas de frontières. « Voilà les quatre manquants. » Ses mots tombèrent comme un jugement révoqué, chassant l’ombre des doutes.
Le vieil ours resta silencieux, et un instant, le temps sembla suspendu. Son regard s’attardait sur Loya, et sous la patine de ses yeux brilla une lueur presque imperceptible, une étincelle rare. Une approbation tacite, et peut-être, une admiration que seul un vieil ours savait reconnaître dans les traits de celui qui lui faisait face. Enfin, il hocha la tête.
Alors, la foule se fendit en un cri guttural, un éclat primitif qui fit vibrer l’air, éclatant des gorges comme un feu nourri, chaque voix tissée d’une liesse ancestrale, chaque hurlement nourri du sol, remontant des racines profondes comme une rivière invisible. Ces cris résonnaient d’un ravissement brut, un chant sans mots mais empli de la fierté des anciens, des terres sauvages et du sang partagé. La foule s’épaississait, se pressait, se mouvant en une masse vivante qui s’enroulait autour de Loya et d’Oneida comme un courant indompté.
Les fils d’Ours-qui-endure s’avancèrent pour guider les chevaux, chacun effleurant les flancs tendus, musclés, comme s’ils manipulaient un pouvoir sacré. Les bêtes soufflaient fort, leurs naseaux relâchant des volutes de chaleur, et la lumière du matin se reflétait sur leur crinière en vagues sombres et lustrées. Les jeunes hommes de la tribu se rapprochaient de Loya, les bras tendus, et d’un mouvement soudain, ils poussèrent Oneida vers lui, glissant leurs mains sur ses épaules dans un geste solennel mais insistant. Son rire cristallin résonna, et sa main s'accrocha à l’épaule de Loya, comme une étincelle qui se lie à la flamme.
Leurs regards se croisèrent, et le rire d’Oneida s’élargit, rejoignant celui de Loya dans une harmonie farouche, une promesse non dite, palpable dans la clarté de leurs yeux. Alors, les mains de la foule s’abattirent doucement sur eux, un cercle protecteur et fervent. Les mains étaient vieilles et jeunes, rudes et douces, mais chacune venait marquer l’instant, sceller cet accord muet avec la terre qui les avait faits et unis. Les paumes effleuraient leurs épaules, leurs bras, glissaient sur leurs visages comme pour inscrire leur union dans la poussière du jour, à même le sol et l’air. Le regard d’Ours-qui-endure se posa un instant sur eux, intense et insondable, un fragment de cette vieille âme tolowa. Les cris s’élevèrent encore, emplissant le village de cette force ancestrale, une bénédiction sans mots, donnée de tout leur être.
Alors Loya, sans un mot, se tourna vers Oneida, son regard ancré dans le sien comme un serment silencieux. Dans un mouvement léger mais assuré, il saisit son poignet, ses doigts fermes mais doux sur sa peau, et, dans ce geste, il l’invita à le suivre. Ils se frayèrent un passage à travers la foule, au milieu des cris exaltés et des acclamations gutturales qui s’élevaient comme des oiseaux vers le ciel. Les mains tendues les frôlaient, comme des ombres bienveillantes leur conférant la force de générations passées.
Arrivés près de son cheval, Loya se pencha, aidant Oneida à monter, ses bras la soulevant avec aisance. Elle se retrouva installée sur la large monture, ses jambes lovées autour du flanc de l’animal, son regard perdu un instant dans la lisière des pins et les terres lointaines qui s’étiraient devant eux. Loya monta derrière elle, son torse contre son dos, une étreinte muette mais puissante, et d’un coup de talon, il lança la monture en avant, ébranlant la poussière sous leurs sabots.
Ils cavalèrent vers l’horizon, leurs silhouettes devenant une seule, indistincte, à mesure qu’ils s’éloignaient du village. Les cris de liesse moururent lentement dans l’air, et seul le tambour de leurs cœurs battait encore, mêlé à celui des sabots. Au bord du sentier, Tuuwa les aperçut, son visage s’illumina d’un cri à la fois joyeux et déchirant, un salut à son amie emportée par les plaines sauvages. Elle leva une main en guise d’adieu, le vent balayant ses cheveux autour de son visage éclatant d’un sourire qui contenait la liberté autant que la perte.
À côté d’elle, Awenna restait immobile, les sourcils froncés, le regard sombre fixé sur les deux cavaliers qui s’éloignaient vers l’infini. Elle sentit le creux de sa main retenue par celle de Tuuwa, mais son cœur s’accrochait à la terre comme à une promesse irrévocable. Elle vit le loup emporter sa sœur au-delà des forêts, loin dans le couchant qui s’étendait devant eux, et l’ombre d’un chagrin vint obscurcir ses yeux, alors que la silhouette de Loya et d’Oneida disparaissait dans la lumière ardente de l’horizon, fondue dans un éclat indissociable de la terre elle-même.