Wíyute kichíciyapi

Les deux soeurs marchaient en dehors des sentiers battus, pour peu qu'il y en avait dans ses immenses forêts. Les arbres s'étendaient vers le ciel, à perte de vue, déployant leur feuille et leur racine pour servir les hommes et femmes vivant en harmonie avec eux. Mais dans toute cette quiétude, une source bruyante ne cessait d'émettre des sons aigus et désagréables tant elle parlait vite, sa parole ne suivant pas ses pensées.
Tu comprends ? Je lui ai dit que c'était impossible parce que justement moi aussi, je suis la fille du chef, et qu'il n'avait pas juste à croire être follement amoureux de moi pour qu-
La main de l'aînée se posa sur la bouche de Sora, qui la regardait d'un air surpris. Puis, la relâchant lentement, Tallulah mima un "chut" de son index contre ses propres lèvres.
Ne crie pas quand tu parles, tu me donnes mal à la tête.
La petite soeur fit oui de la tête puis repris la parole en modérant son débit et son volume. Tall, c'est sûrement pas moi qui te donne mal à la tête, déjà hier tu t'en plaignais et t'as dormi la moitié de la journée. Elle fronça des sourcils, plissant des yeux suspicieux vers son aînée. Tu es en stress à cause de père et la décision d'Otto, c'est tout ! La princesse plus élevée en âge, roula des yeux vers les cieux et s'activa à la cueillette des baies. Petite, elle se promenait dans la forêt en suivant les grands qui s'occupaient de cette tâche, piochant une par une des baies pour les déguster sur place. Aujourd'hui ce privilège était fini, mais Sora avait du mal à tourner la page. Elle se servait dans son panier à moitié rempli tout en discutant. Tallulah se mit à rire mais ne la reprenait pas, elle adorait l'esprit de la cadette.
Et donc, le tolowa follement amoureux de toi ?
Oh non, je préfère parler de tes problèmes, c'est bien plus intéressant ! répondait la jeune femme, tu as pu parler à père depuis ?
Tallulah fit signe que oui, même si ses lèvres restaient scellées. Pas pour longtemps, car Sora insistait déjà du regard. Elle n'appréciait pas être mise à l'écart de ses petites histoires familiales qui bien qu'elles ne la concernaient pas directement, la concernant quand même... D'après elle.
Il m'a dit qu'Otoahnacto était un homme à qui il se voyait confier sa fille et sa coiffe.
Quoi c'est tout ?
Le rire de Tallulah s'accentua de plus belle tandis qu'elle rajouta plusieurs grappes de baies dans son panier tressé.
Tu le prendrais mal si j'épouse quelqu'un avant toi ? demanda subitement Sora, comme si elle avait retourné cette question en boucle dans sa tête avant d'oser la poser à voix haute. Tallulah leva vers elle un regard certes surpris, mais bienveillant. Non, bien sûr que non, je veux que tu sois heureuse. Et si ça pouvait me décharger moi et Otto de la pression de la coiffe, je te pousserai même à le faire !
Sora sourit et haussa les épaules, peu sûre que cela soit possible.
Il faudrait demander à père. Mais c'est toi qu'il prépare depuis toujours à reprendre son rôle alors je doute qu'il soit d'accord.

Le chef ne serait pas d'accord.
Tallulah avait déjà eu la présence d'esprit de lui demander.

Après trois heures de bavardages et de cueillettes, Sora et Tallulah rejoignaient les autres femmes au point de rendez-vous avant de se diriger en troupe, vers le village. Parmi elles se trouvait Huyana, avec qui la princesse se força à ne pas croiser le regard. C'était ridicule, bien sûr, mais à présent qu'elle n'ignorait pas l'attirance de la jeune femme pour le chasseur... il lui était difficile d'en faire abstraction. Cette fille avait quand même construit un tipi pour Otoahnacto, c'était à la hauteur de son intérêt pour lui !
Marchant droit, le regard rivé sur la tribu qui s'agrandissait au fur et à mesure qu'elles avançaient, la voix de Sora la sortit de ses pensées.
Elle n'arrête pas de te regarder, murmurait la cadette dans l'oreille de sa soeur. Celle-ci ne bougea pas d'un cil, elle comprit directement de qui il s'agissait. Et crois-moi c'est pas pour tes magnifiques cheveux ou tes beaux yeux... L'aînée pouffa et bouscula gentiment Sora pour calmer ses ardeurs.

Les femmes arrivaient, vite rejointes par une floppée d'enfants accourant autour d'eux. Les plus grands prenaient les paniers chargés des mains de leur mère et courraient jusqu'au centre de la tribu où elles allaient, en cercle, trier leur récolte. Par vingtaines, les paniers de toutes les tailles étaient posés à terre. Des haricots, des courges, des baies, des glands, des tubercules. Tant de bouches à nourrir, tant de travail avant de pouvoir le faire. Il faudrait bien des jours avant que tout soit prêt et stocké.
Au loin elle vit la silhouette d'Otoahnacto avec les autres chasseurs, qui revenaient avec le gibier. Elle s'arrêta un moment de marcher pour le regarder, ses belles prises dans les mains. Tallulah n'avait qu'une envie, le rejoindre pour le reste de la journée, mais leur obligation respective était claire à ce jour et ses bottes restaient plantés dans la terre.
Tiens, mange ça, disait Sora qui avait fait un aller-retour jusqu'au tipi familial. T'es aussi blanche qu'un cul pâle ! L'aînée prit le pain fry, un aliment chaud frit dans la graisse animale qu'elle appréciait beaucoup, même si là tout de suite son estomac ne réclamait rien. En mâchant goulûment, elle avala une première bouchée qui ne passa pas. Sa drôle de tête fit sourire Sora, qui croisa les bras, prête à défendre sa cuisine.
Quoi, je les ai mal faits ?
... Excuse-moi.
Puis Tallulah marcha d'un pas rapide jusqu'à son tipi. Une violente nausée lui prit au ventre et à la gorge. A peine la peau de bête refermée derrière elle, que le pain fry avalé il y a une minute se retrouva sur son parterre. A genoux au-dessus de cet amas encore reconnaissable de bouillie odorante, elle se saisit d'un récipient dans lequel elle cracha le reste de goût désagréable dans sa bouche. Une seconde nausée plus douloureuse lui brûla l'oesophage et elle vomit ce qui sembla n'être que de la bile, avant de s'allonger et se mettre à fixer le faîte de son tipi, d'où la lumière du jour parvenait à entrer timidement...

Sora débarqua à son tour, elle avait fait vite en voyant que sa soeur n'arrivait toujours pas. L'inquiétude sur son visage était bien visible, elle n'aimait pas ça, quand quelqu'un tombait malade. Parce que parfois, la maladie emportait les êtres aimés sans qu'on ne puisse rien y faire.
Tallulah ! Tall ! Ca va ?!
Elle s'agenouilla près de son aînée en prenant soin de ne pas marcher sur la flaque de régurgitation.
Oui, oui. Donne-moi une minute. La princesse inspira profondément, dégoûtée par sa propre odeur buccale. De l'eau, s'il te plaît, marmonna-t-elle sans bouger sa position confortable sur le sol. Son regard était toujours perdu vers le sommet du tipi. Tiens, bois ! Elle posa le goulot de la gourde aux bords de ses lèvres et retenait la nuque pour faciliter le mouvement à sa soeur. T'as mangé trop de baies pendant la cueillette ? Tallulah se mit à rire, n'en croyant pas ses oreilles. Ouais, ça doit être ça ! Vu comment tu t'es empiffrée je serai pas seule allongée ici, si c'était les baies. Sora haussa les épaules et entreprit de nettoyer tout ça. Tallulah n'eut pas la force de lui dire qu'elle s'en occuperait elle-même, elle accepta donc l'aide apportée.
L'eau fraîche avait tôt fait de la ressaisir et elle se rassit en tailleur, respirant par le nez.
Tu veux que j'appelle Otoahnacto pour qu'il vienne te border ? se moqua la cadette qui avait fini de nettoyer. Au moins, elle avait arraché un sourire à son aînée et c'était tout ce qui comptait.
Tu veux te reposer aujourd'hui aussi ?
Ca va beaucoup mieux maintenant que c'est sorti, dit-elle en se relevant. C'était vrai, malgré un peu de fatigue, elle se sentait divinement bien tout à coup. Une vague d'adrénaline la prenait, Tallulah avait envie d'aller nager ce soir à la rivière, d'aller courir ensuite avec Waban pour sécher ses cheveux à l'air libre...

Allez ! Allons trier la récolte ! Avant qu'ils disent de nous qu'on préfère flâner plutôt que s'activer.
Même si c'est vrai ?