Les promesses de la Lune

Au cœur de la vallée verdoyante, baignée par la lueur argentée de la lune, la tribu tolowa s'était préparée pour la cérémonie sacrée. Dans leurs peaux de bêtes les protégeant des vents frais, certains terminaient tout juste de tisser les guirlandes de fleurs sauvages, tandis que d'autres disposaient les braseros remplis de braises incandescentes, projetant des étincelles lumineuses dans la nuit. Le murmure des conversations excitées emplissait l'air alors que les membres de la tribu se rassemblaient autour du feu. Les visages peints de motifs traditionnels témoignaient de leur lien avec leur héritage ancestral. Les enfants en bas âge s'amusaient autour des adultes, qui s'installaient déjà autour des braseros ardents pour étreindre sa chaleur réconfortante. Les rayons blancs de l'astre baignait la scène d'une aura magique, pour tout œil n'ayant pas coutume à admirer tel tableau. Les flammes du feu projetaient des ombres dansantes sur les visages rayonnants de ces mères, de ces pères, de ces enfants. Cette nuit, les tolowas honoraient Hanwi, symbole de guidance et d'harmonie, en lui offrant des chants, des danses et des prières empreints de respect et de dévotion.

Le chaman, homme pieux vénéré pour sa sagesse et sa connexion avec les esprits de la nature, marchait vers le centre du cercle sacré. Vêtu de parures ornées de plumes multicolores, il invita tout le monde à le suivre ; ça allait commencer. Tashunka invoquait les forces omniprésentes et invisibles avec des chants, faisant vibrer l'air de sa voix puissante. Les tambours résonnaient, rythmant les cœurs, apaisant les âmes.

Tallulah, elle, avait la gorge nouée. Elle se tenait debout à quelques mètres de là, le début des festivités se jouant dans son dos, qu'elle ignorait pour scruter l'orée de la forêt. C'était la seconde cérémonie de la Pleine Lune et la silhouette de Faolan n'apparaissait toujours pas. Il n'était pas venu à la précédente, et la princesse avait traduit cela par un refus de la revoir. Elle se trompait peut-être et il y avait une explication, quand bien même ses pensées n'avaient cessé d'émettre des hypothèses. Avait-il senti qu'à leur dernière rencontre, elle eut coupé court au rapprochement qui les liait petit à petit ? La crainte l'avait saisi une fraction de seconde, dans le bureau de l'officine... assez pour la faire fuir avant de franchir une limite encore jamais dépassée. Tallulah, tu viens ? Ca va commencer ! L'aînée du Chef fit signe à sa sœur qu'elle n'allait pas tarder à se mêler aux autres. Sora se glissa près d'elle, s'accrochant à son bras pour mieux serrer sa soeur. Tu attends encore ton guérisseur blanc ? sourit-elle, amusée. Avec Wanbli et Olowan on a parié que tu peux toujours attendre. Et... c'est mieux ainsi. Sora repartit, emmitouflée dans sa grosse peau de bête. Le chef était d'accord d'accueillir leur invité, il ne voyait pas d'objection tant que c'était dans la paix, dans la joie, la bonne humeur. Dans l'échange et le partage, non pas dans un désir de contraindre.

Les yeux sombres de Tallulah détaillaient à nouveau les branches des arbres, qui se mouvaient au gré du vent. Juste une petite minute de plus à espérer...

La princesse tolowa regardait la main tendue vers elle. Si on ne le lui avait pas déjà expliqué, elle n'aurait su dire pour quoi Faolan faisait cela. Mais c'était ainsi que les colons se saluaient. Elle aimait ce geste et s'empressa de glisser sa main contre la paume du guérisseur blanc. Chez eux, il y avait également bien des manières de se saluer avec la gestuelle, l'une d'elle consistant à effleurer du bout des doigts ceux de son invité, ou encore de simplement le serrer dans ses bras. La façon dont ils saluaient, témoignait de l'attachement porté, ainsi donc Tallulah entoura les épaules de Faolan de son étreinte. Han šúŋka wíyute, dit-elle en restant un instant sans bouger, appréciant sa présence. En s'écartant, l'amérindienne croisa ses yeux et ne tarda pas à prendre sa main dans la sienne pour le guider vers la cérémonie. Celle-ci venait tout juste de commencer, et bien que tous eurent vent de l'arrivée d'un blanc guérisseur, cela ne les empêcha pas de jeter des regards tantôt curieux, tantôt indiscret à son égard.

L'amérindienne les guida au cœur de son village, où un espace sacré était préparé pour la cérémonie. Un grand brasero brûlait au centre, illuminant les visages des membres de la tribu qui s'était déjà rassemblés pour assister à cette expérience spirituelle. Assis en tailleur à même le sol, ils décalèrent tous pour faire une place à la native et son invité qui ne faisait pas l'unanimité. Le duo était assis à l'opposé du chaman, avec son père à ses côté, et sa petite soeur tout à gauche qui regardait son aînée avec des yeux ronds. Du menton, Tallulah pointait quelques personnalités afin de les présenter à Faolan. Chef Omawnakw, mon père, chuchota-t-elle à l'oreille de l'irlandais. Ici Sora, ma sœur. Le chaman est celui qui est debout, avec toutes les plumes sur sa coiffe. Elle le laissa observer, tandis que l'homme spirituel se mit à chanter en même temps que les sons des tambours résonnant dans l'air. L'encens brûlait, libérant des volutes de fumée qui dansaient dans les airs, purifiant l'espace sacré. On pouvait facilement perdre son regard dans les ondulations qui montaient vers les étoiles.

Un récipient fit le tour des membres de la tribu, et chacun buvait dedans, se partageant le breuvage. Lorsque ce fut au tour de Faolan, l'amérindienne lui tendit le bol et lui murmura d'essayer de ne pas recracher. Il n'y aurait rien de mal à ce que cela arrive, à part un fou rire de la part de tout le monde et une sympathique anecdote à raconter... En effet le liquide était fort, sec et donnait cette impression "d'arracher la gorge", de la brûler les premières secondes. Hanbleceya Wičhóȟ'aŋ, la cérémonie de la Lune. Les chants de Tushanka et des ainés, se sont des prières, des remerciements et des demandes, explique Tallulah à Faolan. Elle savait que le dieu de Faolan n'était pas comparable aux divinités qui régissaient leur vie, chez les Tolowas, mais elle se plut tout de même à lui raconter comment eux vivaient. Comment, même sans le Seigneur si souvent loué par les envahisseurs, eux aussi savait ce qu'était le pardon, le partage et la miséricorde.

Faolan le loup prit la coupe et la porta à ses lèvres. Les tolowas avaient déjà eu l’occasion d’avoir dans leur cercle restreint, d’autres invités à la peau pâle et pratiquement tous avaient recraché le liquide brûlant et provoqué des éclats de rire au sein des membres de la tribu. Tallulah remarquait les quelques sourires amusés sur les visages de ses frères et soeurs qui n’attendaient qu’une chose, le voir devenir une fontaine humaine pour quelques milli secondes. Il avala, devint rouge, la sensation de brûlure lui provoqua des yeux larmoyants… Mais ce fut tout et ce qui aurait pu être des éclats de gentilles moqueries furent des rires et un certain respect pour les plus tolérants d’entre eux. Tallulah posa une main sur son dos, passant sa paume dans des gestes circulaires pour amoindrir son état. Une caresse qui se voulait à la fois salvatrice et amicale, favorisant une proximité qu’elle désirait créer avec cet homme blanc, qui ne ressemblait en rien à la majorité d’entre eux.

Pour l’amérindienne, c’était le guérisseur de Crimson qui avait fait monter en elle l’intérêt pour ce peuple. Un peuple envahisseur mais parmi eux, les belles âmes se comptaient par milliers. Comme les tolowas ne désiraient pas être pris pour les guerriers sanguinaires qu’étaient leur voisin miwok.
Le cheminement du récipient reprit et la princesse tolowa écouta la question de Faolan. Nous demandons principalement la paix dans nos coeurs. Ne pas céder à la haine, même lorsqu’on la pense légitime. La force, face à ton peuple qui opprime le mien depuis des générations. Un triste regard coula vers le brasero éclairant tous ses visages. Avant, notre territoire s’étendait si loin qu’on n’en voyait pas le bout.

Elle inspira et ses traits trahissaient une réflexion profonde, qu’elle ne partagea cependant pas avec le loup de Crimson. Il était inutile d’aborder des sujets qui les dépassaient tous les deux et pour lesquels elle se douta que Faolan n’était pas en accord. Comment vous invoquez votre dieu, chez toi ? Vous vous rassemblez aussi ? questionnait la native aux longs cheveux noirs, tandis que la fin du breuvage sonnait la reprise des chants aux esprits. Tallulah chuchotait pour ne pas perturber la cérémonie de la Lune, rapprochant à chaque fois son visage de l’oreille attentive de Faolan.

Lors de leur première rencontre, Tallulah se souvenait de cette île qu'on lui avait prise. Faolan en parlait aussi avec nostalgie et douleur ; c'était là un point commun qui pouvait l'un et l'autre, les rapprocher. Ils se comprenaient.
Oui, la haine est un piège dans lequel il est facile de tomber. C'est ce que je veux éviter pour moi et notre peuple. Omawnakw veut amour, paix et harmonie. Je comprends assez pour savoir qu'amour est optionnel, harmonie envisageable, paix possible. Elle haussa les épaules, toujours moins convaincue par les espoirs de son père, au fil du temps qui passait. Sa cause était noble et Tallulah avait coeur à la suivre, mais jusqu'où ?

"Ne pas tuer, ne pas voler, ne pas prier un autre dieu, travailler sur ses défauts chaque jour pour les améliorer." répéta la fille du chef, avec ce sourire en coin un peu moqueur, pointant tacitement du doigt le fait que cela n'était respecté par personne. Que leur Dieu devait être bien triste et seul à vois ses enfants s'arracher le cœur et détruire ses créations. Tu sais, une des premières fois où j'ai rencontré de près un blanc, j'avais seize ans. On chassait et Kwatoko, mon mentor, a été tué par un visage pâle. Aujourd'hui encore j'espère parfois le retrouver. Tallulah se souvenait de cet homme, ces traits étaient gravés dans sa mémoire. Elle l'avait si longuement regardé après que la balle fut logée entre les deux yeux du natif, qui mourut sur le coup. Elle n'avait pu se consoler que par ce fait, qu'il n'avait rien vu venir. Mais pour faire quoi ? Une part en moi veut le tuer et rééquilibrer les forces. Le désir de vengeance est cruel avec moi.

Le vent souffla sur les braises, puis s'engouffra entre les mèches de l'amérindienne. Ses plumes aux oreilles, qu'elle avait confectionné pour en faire des bijoux artisanaux, suivaient le cap de la douce brise.
Quelques membres de la tribu restait assis en tailleur et chantaient, tandis que d'autres se levaient un à un pour suivre le chaman qui entamait sa danse rituelle. Des pas et des sons qui étaient une éloge à la Lune, un hommage à la nature qui était leur maison, à la terre et la Terre qui les approvisionnait en tout et pour tout. Tallulah avait fermé les paupières et levé doucement le visage vers le ciel noir, où les étoiles chérissaient leur demeure. Ainsi prostrée, elle expliqua de quoi parlait ce chant. C'était une histoire qu'on racontait au plus petit, encore plus depuis que tolowa et miwok s'étaient séparés. Deux loups frères, inséparables depuis leur naissance. L'un des loups, curieux et aventureux, s'approcha un jour de la lisière de la forêt où vivait une tribu humaine. Il appréciait la chaleur du feu de camp et la compagnie des hommes, découvrant avec eux un lien d'amitié unique. Cependant, son frère loup, méfiant des humains, préférait rester dans les profondeurs de la forêt, se méfiant de leur présence. Un jour, un événement divisa les deux frères, les séparant brutalement. Le loup qui s'était lié aux humains les suivit lorsque ceux-ci partirent, tandis que l'autre resta seul, se languissant de la perte de son frère. Les saisons passèrent.
Tallulah rouvrit les yeux, son regard coulant vers ce feu dont les flammes se languissaient vers les cieux. Cette histoire a deux fins. La première, le loup resté seul dans sa forêt part à la recherche de son frère, pour être auprès de lui. Dans la seconde, c'est le loup partit avec les humains qui les abandonne pour rentrer à la maison, chez son frère. Même s'il a trouvé de bonnes raisons de vivre parmi les hommes. C'était l'histoire des deux tribus natives, dont la discorde avait brisé bien des liens. A eux d'écrire la finalité. Pour Tallulah c'était bien plus compliqué que tout cela, mais elle comprenait l'importance de remettre ça entre les mains des astres, des ancêtres, qui devaient être malheureux de voir leur descendance se déchirer.

Faolan avait décris le chef tolowa comme un homme sage aux aspirations ambitieuses. Elles l'étaient, ambitieuses, peut-être pas comme l'aimeraient certain natif qui ne portaient pas dans leur coeur l'homme blanc. Si Owamnakw n'engageait aucune offensive contre l'expansion de ces hommes et femmes venus d'ailleurs, il avait le mérite de vouloir préserver les vies de ses fils et filles. Mais pour combien de temps ? Je pense cependant que l'issue la plus probable soit la guerre entre les frères, chacun voulant imposer son point de vue comme étant le seul valable. C'était une réponse honnête et réfléchie que le guérisseur au teint pâle avait murmuré. Tallulah, dont le regard était rivé sur les flammes léchant l'air avec témérité, approuva d'un signe de tête. Tout compte fait, cette histoire peut avoir autant de fin que nous sommes de tolowa dans cette tribu. Nous avons tous un avis sur un sujet... certaine plus plaisante que d'autre. Elle sourit doucement, faisant clairement référence à la situation actuelle qui divisait les territoires, toujours de plus en plus restreint à mesure que les visages pâles prenaient de place. Personnellement, je me demande, faut-il vraiment qu'un des deux loups abandonne la vie qu'il a construite pour rejoindre l'autre ? Tallulah tourna vers Faolan un air curieux, intéressée par ces paroles. Si elle devait transposer cette fable à sa propre vie, cela reviendrait à "quitter les tolowa pour vivre une nouvelle existence dans ce nouveau monde, mais toujours les chérir dans son coeur".
Ne pourraient-ils pas s'aimer séparés, prendre le meilleur des deux mondes et partager leurs expériences ? Ce serait mon ambition à moi.
C'est une ambition plus ambitieuse que celle mon père ! rit la fille du chef qui se mit une main devant la bouche pour ne pas attirer trop l'attention. Ce rituel était davantage une fête, une ode à l'astre de nuit, mais il fallait un minimum de connexion avec cette déesse blanche qui trônait dans le ciel.
Je suis certain que, dans ta tribu aussi, il y a des gens qui se donnent plus de mal pour comprendre et accepter que d'autres, non ? Tallulah rabattit ses jambes contre elle, les entourant de ses bras. Oui, il y en avait, à commencer par Otoahnacto. Il était un homme bon, au cœur sur la main et ne pas accepter les convictions de son chef ne changea en rien toutes ses qualités. Oui, répondit la native aux longs cheveux noirs. Sa voix s'était faite un peu plus petite, car elle ignorait combien de temps ce fil tendu allait tenir. Car l'imaginer se rompre était terrifiant.
Il y en a... peut-être même, plus que ce que je pense.
Sora, Wanbli et Olowan s'étaient levés pour accompagner les danseurs. Leur pas rythmé les faisait tourner autour du brasero, qui s'occupait d'étendre leur ombre sur les visages des tolowas encore assis. En passant près de sa soeur aînée, Sora tendit sa main vers elle, l'invitant à les rejoindre. Elles étaient les filles d'un vieux chef qui ne pouvait plus bouger son corps sur ses chants montant vers les cieux, alors, leur présence active était plus que bienvenue. Souriante, elle attrapa la main de la cadette et entra dans le cercle. Sa silhouette se mêla à celle de sa grande famille et suivant le mouvement, elle dansa en décrivant un premier cercle autour du feu, les franges de ses vêtements virevoltant. La musique s'était intensifiée, les tambours faisaient palpiter les tympans. Les vibrations semblaient venir de la terre elle-même, sous la plante de ses pieds. La boisson qu'ils avaient tous partagés faisait maintenant pleinement effet en chacun d'eux ; elle ouvrait les sens de celui qui l'avait bu. Tallulah se sentait proche de ses esprits qui les accompagnaient au quotidien, de ces éléments supérieurs qui les guidaient. Après un énième tour, alors qu'elle passa près de Faolan, ce fut elle qui lui tendit une main. Se mettant à genoux face à lui, elle l'invita à s'ouvrir également.
Viens que si tu en as envie, murmura-t-elle dans un large sourire, un peu essoufflée par l'enchaînement de ses pas.