Entre ses doigts, le bouton dentelé de la lampe avait quelque chose du rouage. Clic clac, elle entendait presque son ongle qui tapait contre les interstices alors que la flamme prenait vie. L’odeur du gaz et de la combustion prenaient une nuance de sueur froide le long de son échine tant qu’elle ne replaçait pas le verre. La danse des flammes l’hypnotisait durant tout le processus, comme une promesse qui se rappelait un peu trop à elle. Mais il faisait un froid à couper au couteau, fendiller le verre des fenêtres. Il n’y avait bien que cette traitre flammèche et les tapis pendus aux murs qui protégeaient la brune de l’ardeur de l’hiver.

En cette matinée, elle n’attendait personne. Il y avait des soirs où elle s’endormait en sentant que le lendemain serait d’un calme de mort. Il s’agissait d’un de ces jours, où elle se contentait des tâches ménagères habituelles, balayer, astiquer, secouer ses tentures... Qu’y avait-il d’autre à faire… ? S’occuper lui évitait de trop penser, au fait qu’elle était coincée depuis bien trop longtemps dans cette ville, dans cette atmosphère… Que les routes lui manquaient, les paysages qui défilaient, ce sentiment de fuite en continu… Ici, elle était statique, à se morfondre. Elle faisait définitivement et terriblement du surplace, comme coincée depuis ses dix-neuf ans… Ou ses quinze ans, à dire vrai.

Alors qu’elle repliait les draps du même geste qu’elle exécutait toujours, elle sentit quelque chose animer sa chair. Elle n’arrivait jamais à l’expliquer autrement que comme un pincement de son être, un tintement en sa cervelle, une sensation que les fils de son destin se dévoilaient enfin à travers la brume. Quelqu’un devait venir. Cette personne ne l’avait pas prévu. Mais c’était comme cela que ça devait se passer.

Lâchant ses draps, elle n’eut que le temps de récupérer quelques châles colorés dont elle para sa robe d’intérieur et ses cheveux sombres avant que l’on ne frappe à l’extérieur. Elle n’avait pas bien le temps de plus, se contentant de lacer rapidement ses bottines avant d’ouvrir la porte. Comme elle était, échevelée, avec sa robe sombre sous foulards colorés, elle devait faire peur. Sa mère ne lui avait jamais trouvé l’air très aimable. Ni personne, à dire vrai. Elle devait tenir ça de son père, cette façon qu’elle avait de fixer les gens silencieusement, comme s’il elle pouvait les disséquer rien que du regard.

« … Je peux vous aider… ? Un dollar, la question.»

Tout en parlant, elle désignait du doigt un vieil écriteau défraichi où le prix fixé par sa mère pendait encore au bout d’une corde. La peinture s’écaillait, mais elle n’avait jamais voulu la refaire.

L’améthyste de ses yeux se promenaient sur les traits délicats de la jeune femme. Rien en elle ne laissait présumer de la dureté d’une vie de labeur, du tranchant des hivers trop froids et des étés trop chauds. Elle était fraîche et blanche, ses joues aussi roses que ses lèvres charnues. Perdue, ingénue, et indéniablement friquée. Tout ce qui pouvait attirer la convoitise en l’âme bien trop vénale de Meredith…

« … Entrez. »

Son ton froid avait quelque chose d’impérieux, alors qu’elle s’engouffrait dans son antre, fuyant l’air glacé qui venait la gifler. A l’intérieur, le capharnaüm de son lieu de vie paraissait presque rangé à la lumière de ce qu’il était habituellement. Pour autant, Meredith le savait, sa cliente le trouvait sûrement affreusement dérangé.

« Asseyez vous. »

Elle lui désignait un petit siège surmonté d’un petit coussin de velours, l’invitant à s’installer sous des tentures bleus piquetées de motifs de constellations. Tout autour d’elles d’eux n’étaient que bibelots anciens et rideaux défraîchis, témoins du passage du temps. Tout semblait comme dans son jus, datant de temps bien plus propices et certainement bien antérieurs à la naissance de son actuelle propriétaire.
La voyante ramena ses jupons, dévoilant en partie ses chaussures de cuir montantes pour enjamber un coffre et récupérer une grosse malette posée sur une étagère. Sa malle à trésors était d’un cuir si abimé que les motifs martelés se distinguaient désormais à peine. Il lui semblait être la seule à y distinguer l’initiale « M » qui courait sur le couvercle. Non sans peine, elle le ramena jusqu’à la petite table, prenant place dans un vieux fauteuil au tissu élimé dont les pieds raclaient contre le parquet. Une fois ouvert, l’épouse du gouverneur ne pouvait qu’à peine y distinguer les silhouettes d’objets disparates avant que la voyante n’en extirpe un jeu de cartes abimé. Le brassement des cartes fut le seul bruit qui accompagna leur souffle jusqu’à ce qu’elle dépose trois cartes entre elles deux. Il y eu un temps de silence avant que Meredith ne parle de nouveau. Le soleil, la tempérance et le 4 d’épées se distinguaient sur la table.

« … Posez votre question. »

Sa main se posait, comme instinctivement, sur les trois cartes qu’elle avait déposé, comme pour que sa cliente ne les regarde pas. Ses yeux s’étaient relevées sur l’épouse du gouverneur, leur obscurité se nimbant de rose et mauve à la lueur des lampes.