Ancienne connaissance...

Au milieu de la forêt, je fermais les paupières en inspirant lentement, jusqu’à ce que mes poumons ne puissent plus happer l’air frais. J’adorais cet exercice, il m’était familier et bénéfique, il me donnait l’opportunité de me fondre davantage dans ce paysage boisé. En restant ainsi plongée dans le noir, la tête légèrement redressée et les bras longeant le long de mon corps, j’avais cette agréable impression d’entendre ces petits bruits qui nous échappaient lorsqu’on n’avait l’esprit ailleurs. Le bruissement des feuillages que le vent n’épargnait pas, les insectes qui volaient tout près de l’oreille, passant juste par là. Les pas de mammifères à quelques mètres derrière un buisson, apeurés par ma présence mais comprenant vite que je n’étais pas là pour la chasse. Faire le vide en soi, une chose que j’avais mis des années à acquérir, auprès de la sagesse des anciens de ma tribu. Tous avaient quelque chose à m’apprendre et à m’offrir, et j’étais toujours réceptive à devenir une meilleure âme. Cela allait même au-delà de la simple envie ; c'était un devoir, en tant que descendante du chef tolowa.

Cependant, ma quiétude se vit interrompue par les sabots d’un étalon qui ne galopait pas ; il trottait, droit dans ma direction. C’était le rythme de ses pas qui me faisaient dire que je n’avais rien à craindre, juste avant d’entendre la voix de Nayati. Un homme bon, mais dur. Le temps semblait rendre son coeur davantage dévoré par la colère. Mais n’était-ce pas ce que le chef miwok enseignait ? L’art de la guerre primant sur l’amour et la bonté qu’un peuple pouvait apporté à un autre. Sans ouvrir mes yeux et dévoiler mes pupilles noisettes, j’esquisse un sourire qu’il saurait adressé à lui. Toujours à ruminer dans le vent, je vois. Enfin, je le dévisageais, brisant ainsi ma méditation tandis que je retombais pieds sur terre. Heureusement que nous sommes en terrain neutre. Je n’oserai penser ce que tu ferais de cet arc, dans le cas contraire. Je haussais un sourcil réprobateur, ramenant ma tresse vers ma poitrine. Un geste simple mais qui témoignait d’une légère anxiété. Je n’appréciais pas cette situation, non pas par peur de me retrouver une flèche en plein coeur - car nos tribus ne franchiraient pas l’interdit - mais parce qu’elle pesait sur mon être. Nous nous entendions bien, auparavant. Je ne comptais même plus les chasses et les traques qui avaient enjouées nos journées. Tu ferais mieux de continuer ta partie de chasse ailleurs, j’étais venue me recueillir… tu veux peut-être essayer, ça te détendrait un petit peu ? lançais-je sans sourciller, c’était clairement une pique gratuite qui m’avait échappée. Mes épaules s'affaissent et je marchais quelques pas dans la direction de mon cheval, broutant tranquillement l’herbe fraîche quelques mètres plus loin. J’attrapais quelques fruits et en lançais une à Nayati. Je connaissais ses réflexes et je savais qu’il l’attraperait au vol. Il n’avait pas été choisi par sa tribu comme chef de guerre pour rien. Et si on faisait une petite pause en oubliant nos querelles ?

Fidèle à lui-même, Nayati ne tarda pas à me faire comprendre qu’il s’agisse de moi ou d’un autre, une flèche m’aurait percé la chair si j’avais osé dépassé les limites territoriales. Je haussais les épaules, sans prendre la peine de répondre à la sécheresse de ses paroles. Si je l’avais fait, nous nous serions disputés, car j’aurai dit que je ne le croyais pas. Que jamais il n’aurait décoché dans son carquois dans le but de me faire mal. Le guerrier ne pouvait pas à ce point faire fi de l’amitié qui nous avait autrefois rapproché… En tout cas, je ne voulais pas le croire. Il enchaîna alors son raisonnement en parlant des blancs, comme s’ils étaient la maladie qui nous avait ravagée quelques années plus tôt.

Nayati, tu te bats contre du vent. Mon père a accepté leur présence, car il a compris que c’est une bataille perdue d’avance. Il ne veut pas faire couler le sang inutilement, rétorquais-je en prenant soin d’adoucir ma voix. Le heurter était la dernière de mes envies. Tandis que j’observais sa fière allure, je finis par faire un pas vers lui. Ils sont bien plus nombreux que nous, c’est un fait. Ils ont des armes féroces dont on ne dispose pas. Ce que je veux dire, c’est que… Ma phrase ne connut pas de fin, seul mon soupir clôturait cette conversation. Elle n’avait pas lieue d’être car chacun de nous était buté dans ses retranchements. Mais je remerciais mon père de m’avoir accordé sa vision des choses. J’avais dû apprendre l’anglais tôt, et cela allait m’aider pour l’intégration future de nos tribus parmi la nouvelle civilisation qui se dessinait à l’horizon. J’avais tellement envie que les miwok en fassent parti… Quel serait leur destin s’ils venaient à perpétuellement commettre les mêmes erreurs que nos ancêtres ? Les temps changeaient, nous le devions aussi. Parfois, lorsque l’insomnie me tenait les yeux bien ouverts à scruter le ciel, je me mettais face à des situations compliquées. Juste pour savoir de quelle façon j’agirai en temps voulu. En temps de guerre, est-ce que j’allais combattre avec les miens ? Car la tribu miwok était aussi native que la nôtre, ils étaient nos frères et soeurs, qu’importe ces différents qui nous opposaient. Ou est-ce que je ferai parti des rangs blancs, m’affichant pour la plupart des autochtones comme une traîtresse  à abattre en première ?

J'espérais ne jamais voir ce jour arriver.

Tu es un guerrier, Nayati, tu vis pour le combat. Je trouve ça étrange que nos chamans respectifs n’aient pas les mêmes retours… mais au fond rien d’étonnant, nous ne prions pas les mêmes esprits… Les vôtres étaient des guerriers, eux aussi. A nouveau, je haussais mes épaules en signe de résignation. Cela me faisait mal de nous voir nous déchirer, nous qui étions déjà minoritaires. Puis me vint une idée, peut-être la solution pour cet homme qui ne désirait pas échanger de conversations neutres avec une ancienne connaissance. Je pourrais t’accompagner durant ta chasse, proposais-je, enthousiasmée à l’idée de tendre mes flèches aux côtés d’un chasseur si doué. Dans le silence et sans objectif précis, juste deux natifs qui se sont croisés en terrain neutre pour les mêmes raisons.

J’obtempérais en sifflant à l’intention de mon cheval, qui reconnaissait ce signe comme un appel à me suivre. Ses sabots réduisirent le distance qui nous séparait et je grimpais sur son dos robuste, tandis qu’il se mit à suivre le guerrier ouvrant le pas. Je comprenais le point de vue du miwok et je n’allais pas débattre davantage sur ce différend ; cela ne changeait rien à ce que je pensais de Nayati. Il était un homme bon, au fond de lui, et même s’il avait plus de facilité à se faire comprendre à coups de hache, il n’en restait pas moins quelqu’un que je respectais énormément. Jadis, j’avais eu l’opportunité de le côtoyer, avant toute cette histoire d’épidémie qui était venue mettre un terme aux ententes entre nos tribus. La découverte de sa personnalité forte et attachante ne m’était pas passée inaperçue, il était un bon ami à avoir près de soi.

Nos bêtes trottaient vers un point d’eau, avant qu’on ne les laisse brouter l’herbe le temps de s'éclipser. Je récupérais mon arc et suivais mon partenaire d’exception sur ce sol terreux, arpentant les verdures qui nous barraient la route.

Avec l’arrivée des colonies, commençais-je à expliquer, nous avons aussi eu un nouveau gibier dans nos forêts. Ils les ont importés depuis l’Asie. C’est de l’autre côté de l’océan, je trouve ça terrifiant. Bref, j’ai déjà eu l’occasion d’attraper des faisans, c’est une proie facile et… Je me tus, car sur le sol à mes pieds, se trouvait un tas d’excréments encore frais. Un sanglier n’était pas loin, et pour être honnête c’était véritablement de sales bêtes à chasser. Lorsque j’en traquais un, j’avais parfois l'impression d’être moi la proie de ce mammifère agressif. La dernière fois qu'un sanglier a croisé ma route, il a failli m'tuer, dis-je en m'accroupissant aux côtés de Nayati. Merci de ne me pas m'abandonner à mon sort si ça devait se reproduire... ma phrase n'avait été qu'un murmure, mais je savais qu'il avait entendu. Rien ne lui échappait, n'est-ce pas ? Pas même les frémissements étranges qui me prirent à son contact, tandis que mon bras frôlait le sien. Mais je mettais cela sur le compte de l'adrénaline qui montait en moi, alors que mon regard scrutait les environs.

Puis, en même temps, nous l'avions vu. Nous avions vu cet animal, grossier et surprenant, se pavaner comme si la forêt lui appartenait. Ce spectacle était merveilleux et je pris une seconde pour l'admirer, avant que le guerrier ne décide de tenter un tir. Pas sûr qu'on puisse le toucher d'ici, il était assez loin et les branches des arbres étaient un obstacle à notre réussite.

Figée aux côtés du chasseur expérimenté, je le vis rater sa flèche. Nayati aurait pourtant dû viser juste, l'animal n'était pas si éloigné que cela, mais cela s'expliquait facilement ; sa mort ne devait pas se dérouler ici. Cette mère furieuse d'avoir ainsi vu sa vie défiler ainsi, adopta la position d'attaque qui nous alerta aussitôt. Je ne pouvais les entendre d'ici, mais son souffle irrité devait perturber la quiétude de la nature, de même que son sabot rongeant le sol avant son sprint. Je n'eus le temps d'apercevoir ses petits qu'une fraction de seconde, avant que les bras de Nayati ne m'enlace, pour me protéger. Il avait peut-être du mal avec ça, mais j'étais assez grande pour échapper à une bête sauvage ; j'avais évolué, depuis que nos tribus étaient en froid. Inutile de le souligner, cet homme fier en aurait certainement quelque jour à redire, d'une femme qui se plaignait d'un homme serviable. Mon sourire s'accentua lorsqu'il me murmura quelques mots à l'oreille, m'avisant de ne faire aucun geste.

Idiot, comment pourrais-je bouger, tu me serres tellement que je peine à respirer, rétorquais-je avec amusement. J'avais déjà enfreint la règle de rester silencieuse, mais il était le premier à tant connaître ma désinvolture et mon goût prononcer pour les douces rébellions.

Les quelques minutes s'écoulaient avec lenteur, laps de temps que je chérissais pour observer de près cet ami, cet ancien partenaire, s'il préférait. Il ne pouvait plus accepter le terme d'amitié, mais je ne le croyais pas une seule seconde. Nayati se mentait à lui-même, et c'était certainement inconscient. Son visage si sérieux, ses traits si durs. Sans ciller, je passais la pulpe de mes doigts sur le contour de ses lèvres, remontait vers l'arête de son nez. En attendant que le sanglier ne s'éloigne, il était prisonnier de ma curiosité que je me plaisais à satisfaire malgré ses sourcils qui se fronçaient. Lorsque la mère s'éloignera avec ses petits, je partirai aussi. Tu n'es pas encore prêt à t'ouvrir à moi, à nouveau, mais je ne désespère pas que tu me reviennes comme avant. Je haussais les épaules, l'air innocent. Mon cheval n'avait pas paniqué lorsque le phacochère passa brutalement à quelques mètres de là, faisant un tour d'horizon avant de retrouver sa progéniture. Très vite, leur large silhouette se fondait dans la masse des feuillages, tandis que je déposais un baiser sur le coin de ses lèvres pincées. C'était un au revoir qui suggérait l'espoir qu'on se revoit vite, dans des conditions moins houleuses que les pensées rigides de son esprit.