L'air était lourd, presque étouffant. L'odeur de whisky, de sueur, et de tabac montait comme une vague invisible, enrobant le lieu d’une chaleur qui ne voulait pas s’éteindre. Anh, jeune femme fine au teint diaphane, se ventilait mollement avec son petit éventail. L’objet, où des fleurs de cerisiers délicatement peintes dansaient sur le papier, semblait glisser entre ses doigts comme une plume. Elle agitait l'éventail depuis dix bonnes minutes dans l’espoir de calmer le feu qui lui brûlait les joues. Son regard erra un instant vers l'entrée du saloon, et c’est à ce moment-là qu’il entra. Un homme imposant, massif, qui semblait d’abord n’être qu’une ombre immense avant que la lumière du jour ne le révèle dans toute sa dureté. Il avançait d’un pas lent et solide contre le plancher du saloon. Sa peau, un peu brûlée par le soleil de l’Ouest, avait cette teinte cuivrée qui contrastait avec le blanc poussiéreux de sa chemise. Ses cheveux bruns et indisciplinés, retombaient autour de son visage aux traits taillés dans le roc. Plusieurs regards se baissèrent furtivement, épiant le colosse qui s’installait au comptoir, comme si la moindre fausse note aurait pu le réveiller de sa calme menace...

La chinoise le trouva effrayant, mais fascinant. Sa peau abimée par le soleil donnait un indicateur certain sur un long voyage qui venait de s'achever entre ces deux bières commandées à la volée. Elle se leva, arrêtant d'agiter son poignet. L'éventail retrouva sa place sous sa tenue traditionnelle, près de sa poitrine, où elle pouvait facilement le dégainer telle une arme. Plus Anh s'approchait, plus elle tendait l'oreille, écoutant la discussion qui se déroulait entre les deux hommes. Mouais... Et sinon, c'est qui les noms que tu m'as donné ? C'est du bourgeois ? Furtivement, la courtisane prenait place à moins d'un mètre de l'inconnu imposant. La conversation l'intéressait, elle aussi n'était pas là depuis très longtemps. Mais cette réponse, Anh en connaissait une petite partie. Les Stanford étaient sans doute une des familles les plus riches de l'Etat de Californie. Pour le reste, c'était encore flou.

« Ce sont des bourgeois, ouais ! Sauf les Beauchamp, eux, ils tiennent un ranch. » répondait le barman qui voyait la chinoise arriver. « Tiens, c'est Anne » dit-il en faisant les présentations. « Elle ne parle pas notre langue mais ça rend, pour certain, sa compagnie encore plus intéressante ahah ! » Intérieurement Anh roula des yeux. Il fallait faire parfois preuve d'une grande patience et de peu d'orgueil pour arriver à garder la bouche fermée et faire semblant de ne rien comprendre à ce qui se disait autour. Elle n'avait acceptée d'utiliser que quelques mots par-ci par-là pour feindre d'apprendre mais sans plus. Depuis une fenêtre du saloon, le jour de la foire, elle avait revu Billy avec son chef de bande et tous les autres... Ils l'auraient tuée s'ils l'avaient vu, c'était certain. Ce qui était certain aussi c'était qu'ils reviendraient et ce jour là, il faudrait qu'elle soit loin. Mais où ? Elle n'avait que de maigres ressources... si on ne comptait pas comme telles, tout ce qu'elle avait pu entendre de Billy, le fidèle partisan d'Horace Hudson.

« Ni hao ! s'exclama Anh dans sa langue natale, avant de rajouter de son accent qui lui était véritable, bôjour. » Et elle lui sourit en sortant à nouveau son éventail dans un bruit sec, avant de reprendre sa ventilation. Elle ignorait si ses aiguilles fonctionneraient sur lui, il était si grand et si costaud, que c'était la première fois qu'elle hésita à user de ses pièges contre lui. C'était un sentiment très particulier qu'elle ressentait en croisant les yeux de cet homme ! L'idée de le détrousser de ses petits biens ne lui disaient presque rien. Il avait le physique qui faisait peur, qui vous faisait reculer d'un pas, mais quelque chose d'avenant se dégageait pourtant de son aura.

Si généralement l'habit ne faisait pas le moine, aujourd'hui l'adage ne faisait pas d'exception. Anh fut presque déçue de l'entendre l'appeler par ce mot, utilisé surtout par les blancs, mais devenu commun partout où son peuple avait immigré, frôlant l'insulte. Elle poussa un soupir quelque peu désappointé, avant de laisser le barman poursuivre sa conversation avec l'inconnu aux muscles omniprésents. Peut-être qu'Anh s'était fourvoyée en observant au fond des yeux de ce grand gaillard. L'air de piano comme ambiance de fond, elle lui tourna alors le dos, glissant son vers sur le bois rugueux du comptoir. Anh n'allait pas chercher tout de suite à croiser du regard des clients potentiels car aucun de ceux présents n'avaient les poches pleines, ils ne méritaient pas vraiment qu'elle fasse des efforts pour les envoyer dans les bras de morphée. Ignorant à présent Shān, qui signifiait montagne et qui serait dès à présent le mot qu'elle utiliserait pour le désigner, un bruit à l'arrière la bouscula dans ses pensées. Les portes battantes du saloon oscillaient sous l’assaut de types mal vêtus, à l’odeur de sueur et de tabac froid, qui pénétraient d’un pas lourd et sûr, comme s’ils étaient ici chez eux. Les regards se levaient à peine tandis qu’ils prenaient place, remplissant l’air de leurs voix rauques et de leur odeur rance. Anh avait tôt fait de cacher son visage des trois hommes : elle les avait reconnu comme étant des hommes d'Hudson et eux aussi, n'allaient pas tarder à faire un lien. Des putes chinoises en robe de soie traditionnelle, ça ne courait pas le far west ! Elle avait passé énormément de temps avec Billy, le bras droit d'Horace Hudson, pour que beaucoup des hommes de Calico finissent par la reconnaître.

« Tiens tiens qu’est-ce qu’on a là ! » L'un d'eux s'assit à ses côtés et ses muscles se raidirent. « Mais c’est la Belle et la Bête ! » Les sourcils froncés, Anh mit son éventail au plus près de son visage détourné afin de ne pas trop se montrer. Elle avait réussi à se faire une petite place à Crimson et si Billy la découvrait ici, il viendrait pour la tuer, c'était certain. Ou à défaut d'être dans sa ligne de mire, c'était son chef qui ferait le boulot.
Un bref coup d'œil vers ce personnage aux cheveux gras, fit comprendre à la chinoise qu'il ne la reconnaissait pas. Il était assez jeune, avait un air idiot sur la face et l'objet brillant dans la poche entrouverte de sa chemise n'avait pas manqué de faire de l'œil à la dame. Dans la même attitude qui donnait l'impression que tout leur appartenait, il lui mit une main au creux de ses reins, serrant entre ses doigts noirs de poussière le tissu de sa robe dans une insistance particulière. Il était une victime idéale mais c'était surtout les deux autres hommes plus âgés qui l'accompagnaient, et donc plus expérimentés, qui pourraient poser problème.
Anh lui offrit son plus joli regard, une fossette légère se formant sur sa joue.
« Hé les gars, je crois que j'ai une touche ! » Mais si une fois dans la chambre, cet idiot de malfrat devait s'endormir, il fallait un minimum le faire boire pour justifier son état. Tournoyant le fond de son verre presque vide, Anh lui désigna du menton la rangée de bouteilles sur le mur.

« Vous faites des ristournes pour vos amis de Calico, pas vrai m'sieur ? » sourit-il en commandant deux verres.

Anh avait déjà réfléchi à la façon dont la situation pourrait se désamorcer. Par facilité, elle pensa naturellement aux charmes dont une femme pouvait jouer sur homme. Elle n'en avait pas envie, la dégaine du criminel faisait peine à voir et son odeur lui laissait une odeur âcre dans les narines. En tant que courtisane des pays d'asie, Anh avait un mot d'ordre très clair dans son quotidien, et il s'agissait de l'hygiène corporelle. Durant son apprentissage on lui avait des dizaines de fois fouetté les paumes des mains lorsqu'une seule crasse était découverte sur son corps, lors des inspections minutieuses de la maîtresse. Aujourd'hui c'était alors devenu naturel, vital, non négociable. Obligatoire.
Mais l'intervention de Shān avait soulagé sa conscience : la répartie de cette montagne de testostérone n'avait pas tardé et Anh se permit un petit sourire en coin, caché par une fine mèche de cheveux. Il n'avait évidemment pas peur, lui, de confronter ces trois hommes. Son apparence dissuasive ferait hésiter n'importe qui à s'en prendre à lui, elle la première! Mais étonnement rien de tendu ne ressortit de cette remarque, Anh se demandant si c'était Hudson qui leur avait interdit de faire du grabuge une fois à Crimson, ou ailleurs ? Oh, Billy... s'il avait été là, il lui aurait dit tout ce qu'elle désirait savoir, sans même s'en rendr
La main du hors-la-loi autour de sa taille était terriblement inappropriée mais Anh ne se raidit pas, restant professionnelle, comme toujours. Elle buvait dans la boisson offerte par son patron, avec modération cependant, car le but n'était pas de finir saoule mais plutôt de saouler les clients - et mieux en profiter, de sa manière particulière qu'elle avait de les dorloter. Ses yeux sombres cherchaient déjà à compter les armes des nouveaux arrivants, leur emplacement, à deviner si un couteau se cachait dans leur botte. Probablement que oui, Billy comme beaucoup d'autres avaient toujours des réserves de lames bien enfouies. Au saloon de Calico ils s'amusaient toujours à ce jeu stupide, d'écarter la main et venir enfoncer la pointe entre chaque doigt. Des accidents, il y en avait eu, bien sûr...

L'un des deux gars s'approcha du comptoir et se mit à dévisager Anh en plissant les yeux. Elle tourna aussitôt la tête vers son crapaud du jour, qui lui disait toutes sortes de choses supposées attisés son désir. Elle feignit un battement de cils subjugués. Tant que cette diversion relâchait l'observation de l'autre idiot du village, elle était bien contente !

JET DE DES "charisme" - échec (12)

« Attendez elle me dit vraiment un truc, je l'aurai pas déjà sautée par hasard ? » se demandait le type qui avait l'air d'être le moins bête, en grattant sa barbe, cherchant où il avait pu la voir. Mais c'était pas un physionomiste et puis les putains se ressemblaient toutes, aussi, pas vrai ? Mais plus il cherchait à l'apercevoir par-dessus l'épaule de son compagnon de route éméché, plus le coeur d'Anh battait fort, la peur tentant de prendre le contrôle de son état d'esprit.

« Ha ça non je m'excuserai pas ! » grommela le Bill, pas content. Et pour être sûr que personne ne piquerait son trophée, il finit cul sec son verre avant de se lever, essuyant sa bouche du revers de sa manche crasseuse. « D'ailleurs on va monter ! » La courtisane écarquilla discrètement des yeux. Il n'avait pas assez bu, ou du moins pas assez pour qu'elle puisse le gérer sans crainte de rater son coup ! Elle tendit leurs verres à Green pour qu'il les ressert mais Bill était déterminé et la tira par la taille pour la contraindre à le suivre.

C'était dans toutes les villes de l'Ouest que c'était toujours la merde comme ça ? Là où elle passait, Anh y voyait de la baston, des agressions, de l'irrespect, du racisme. Ces deux derniers points elle avait amplement les gérer le reste, elle n'avait que trop subi pour rester paralysée comme ça devant ce qui se jouait au saloon. Même si monsieur Green était armé et qu'il avait pris soin d'elle depuis son arrivée, la chinoise n'arrivait jamais à totalement se sentir en sécurité quelque part. Jamais personne ne lui avait donné ce sentiment plein de quiétude qui faisait qu'elle arrêterait de regarder par-dessus son épaule.

La Montagne avec son intervention, avait stoppé Bill dans sa démarche. Sa poigne se détentit sur le bras d'Anh et avec les autres lascars, ils fixaient le géant qui n'avait pas le moins du monde tremblé face aux regards enflammés de ses adversaires. C'était le moment parfait pour Anh de déguerpir, ce moment où on l'oubliait parce que la testostérone montait de l'autre côté de la scène. Le plus fort voulait montrer qu'il était le plus fort, mais ça finissait toujours mal, ce genre de spectacles funestes. Green menaça tout le monde de les plomber, il en aurait le droit, c'était son saloon. Dans la salle, cherchant les autres filles du regard, la courtisane croisa les yeux de ce rouquin qui semblait lui désigner l'escalier. Elle avait hoché la tête, c'était ce qu'elle comptait faire. Si elle avait survécu si longtemps seule, dans la nature, c'était parce que la devise "chacun pour sa gueule" avait pris tout son sens.
Anh marcha à reculons vers l'escalier, celui-ci allait grincer elle le savait. C'était risqué de monter maintenant, le silence emplissa la pièce, on entendait les gorges se racler et la tension devenir palpable...

Mais tant pis, La Montagne et monsieur Green n'auront qu'à s'en servir comme un moyen de divertissement pour prendre à revers les hors-la-lois.
Anh posa sa bottine contre le vieux bois, puis le deuxième acheva sa montée... et l'escalier grinça de plus belle au milieu de ce mortel silence, attirant tous les regards, notamment ceux des trois gars qui virent leur attention basculée. C'était le moment ou jamais !