Isabella voulait plus danser, pour une raison que Sean pouvait deviner : elle avait bien “douillé”. C’est pour ça qu’elle boitait plus que d’habitude. Fallait vraiment qu’elle l’apprécie, son sergent Tyree... ou qu’elle ait peur de lui.

A lui, elle lui proposait de boire. Elle avait l’air de croire qu’il était porté sur la bouteille. Est-ce qu’il s’était tant donné en spectacle ce soir ? Il avait bu que trois whiskys, et Isabella deux... ou trois ? Le dernier qu’il avait bu était à elle, vu qu’elle lui avait demandé de lui tenir pendant qu’elle allait danser.

- J'sais bien que je fais pas le poids face à toi, se moqua le cowboy, parce que justement, il pensait qu’il tenait la boisson mieux qu’Isabella.

Justement pour une question de poids. Il était pas si épais, ni si habitué à boire qu’elle avait l’air de penser ; mais elle, elle devait faire quoi ? Cinquante kilos toute mouillée ?

Sean n’osa plus rien dire quand elle lui parla de sa jambe de bois, plus choqué par le mot de “gigot” que par la perspective d’assister à ça. Y’avait rien à voir, c’était juste une fausse jambe sous un pantalon, mais bon. Il aurait pu lui dire, qu’il avait déjà vu ça, avec tous ceux qu’étaient rentrés de la guerre estropiés. Mais bon, il était pas vraiment allé regarder, et puis c’étaient des hommes. Sur une femme, c’était plus rare, alors il pouvait comprendre que ça lui fasse bizarre. Et les femmes, elles faisaient toujours des pudibonderies pour tout. Comme si elles étaient pas toutes faites pareilles.

Mais non en fait... elles étaient pas vraiment toutes faites pareilles...

- T’es fatigué ou tu penses déjà des « trucs idiots » ? reprit Isabella et Sean rougit dans le noir parce qu'il s’était bien mis à penser à des trucs idiots, seulement, pas ceux auxquels elle pensait.

- Ouais, dit-il d’une voix un peu rauque, redirigeant son imagination. Y’a pas que la danse comme défi. Par exemple tu pourrais m’accompagner. Au piano avec ta chanson préférée...
Il se mit à fredonner Madeline Madelon. Une chanson paillarde plutôt connue, de là d’où il venait.
- Mais pas en espagnol hein ? Je veux profiter de chaque mot !  

Sean ricanait encore quand la femme en vert entra, un panier à son bras. Il se tut aussitôt, priant Jésus Christ pour que Charlotte Beauchamp n’ait pas reconnu la mélodie.

C’était exactement le genre de trucs idiots qu’Isabella sentait Red capable de trouver. Elle se mit à rire quand il fredonna Madeline Madelon, la menaçant de la mettre au défi de chanter dans le saloon mais pas en espagnol. Instinctivement, Isabella s’était mise à fredonner avec lui en riant et elle pesta, en réfléchissant :

— Attends, je ne suis même pas sûre de la connaître en anglais !

Elle essayait de traduire dans sa tête en bredouillant quelques versets de la chanson, mais ce fut à ce moment où Charlotte revint. Elle avait un panier dans les bras. Comme une enfançonne prise sur le fait, Isabella se redressa d’un coup en se pinçant les lèvres un peu gênée, espérant qu’elle n’avait rien entendu de ce cirque qu’il formait. Rapidement, la sérieuse cavalière éteignit sa pipe et essaya de prendre un air moins dissipé.

Ça lui faisait drôlement du bien de rire après la tension accumulée pendant le trajet en cariole. Mais, une chanson paillarde devant son employeuse... Il y avait mieux pour faire bonne impression. Même si elle savait que la française ne lui en aurait pas tenu particulièrement rigueur. Surtout en ce soir où tous broyaient un peu du noir.

De toute façon, la Beauchamp ne resta pas longtemps. Elle paraissait dans ses pensées, et déposa un panier avec un peu de café, de l’eau, du formage et du pain. Entre la patronne, Red et Isabella, ils échangèrent quelques banalités avant qu’elle ne leur annonçât qu’elle allait se coucher, sans grand entrain. La mexicaine lui souhaita la bonne nuit et lui rappela de ne pas trop s’en faire, au moins avant d’en savoir plus. Et puis, l’employée l’referma à clef derrière la blonde et revint pour baisser la lampe à huile qui les éclairait.

Elle tendit le panier à Red pour qu’il se serve en premier. La boiteuse but un peu d’eau mais délaissa le fromage et le café. Elle s’était trop gavée lors du buffet.

A tâtons, elle retrouva la botte de paille et la couverture. Elle retira sa prothèse dans le noir. Le morceau de cuir et de bois tomba sur le sol poussiéreux de la grange en lui tirant une soupire de satisfaction.

— J’vais pas faire long feu, moi non plus, Red, murmura-t-elle en s’enroulant dans les couvertures pleine de poils. Bonne nuit, amigo.

Elle inclina son sombrero sur sa tête pour que les rayons du matin lui laissent un peu de répit. Elle posa sa joue contre le cuir froid de la selle. Elle espérait qu’il se réchaufferait vite parce que, ainsi immobile, elle sentait quelques aiguilles de frimas se planter partout où sa peau était dénudée. Elle sentait aussi le filet d’air qui passait sous les portes de la grange et venait s’engouffrer entre le pli de la couverture.

Elle espérait ne pas se mettre à claquer des dents dans la nuit et ne pas réveiller l’irlandais. Du temps où elle vivait avec Sebastian, certains hivers bien carabinés, c’était déjà arrivé.

— Madeleine a le mollet rond… Et les pieds de cochon… se remit-elle à fredonner sur un ton léger pour le faire pouffer une dernière fois.

Et elle essaya de s’endormir.

Sean et Isabella se tinrent bien sages devant Charlotte Beauchamp. Isabella n’eut pas à faire beaucoup de politesses (Sean se contentant de la remercier le plus sobrement possible, à tous les sens du terme), car la patronne ne resta pas manger ni boire avec eux.  

Isabella ferma la porte derrière elle et Sean fouilla avec curiosité dans le panier. Il laissa l’eau à la mexicaine qui n’avait pas l’air intéressée par le reste. Alors il fourra le fromage dans le pain et le mangea, non sans l’avoir d’abord trempé dans le café, pour essayer. C’était pas mal même s’il avait plus soif que faim. Il s’obligea à arrêter le café parce que visiblement, c’était l’heure de dormir, et qu’il était déjà suffisamment excité par la fête, le danger qui planait, la perspective du lendemain, la future fête au saloon et les paroles de la chanson.

Déjà couchée et délestée discrètement de sa jambe, Isabella lui souhaita bonne nuit. Sean éteignit tout à fait la lampe et tâtonna jusqu’à sa botte où il s’enveloppa dans la couverture. Ses bottes et ses vêtements, il les garda bien sûr, contre le froid qui se faisait déjà plus sentir, maintenant qu’il avait éteint la lampe. Il faisait noir mais pas encore tout à fait silence. Dedans on ne voyait pas la lune et on entendait moins les bruits de la nuit, mais Sean entendait la respiration d’Isabella (un peu soufflée comme si elle avait froid) et surtout la chanson qu’elle fredonna.

Sean rigola mais ne dit rien, pour respecter son souhait de se reposer, pour être en forme le lendemain. Lui aussi, il devrait faire pareil. Seulement il n’avait pas sommeil. Ses yeux ne se fermaient pas et s’habituaient à l’obscurité. Son esprit tournait à toute vitesse comme s'il dansait encore. Il imaginait les meilleures et les pires choses qui auraient pu lui arriver s’il était resté à la fête. Il s’imagina couché avec la plus jolie fille de Crimson, et aussi couché baignant dans son sang.

Sur l’une ou l’autre de ces images, le cowboy finit par s’endormir.

Dans l’écurie, la nuit d’Isabella fut noire et peuplée de cauchemars.

D’abord, ça avait été la face de ce démon à moustaches qui était venue la hanter. Celui qui avait braqué une arme sur elle, dans ce salon, alors que l’horloge avait sonné. Dans les escaliers, le chef de la bande avait meuglé que c’était un braquage. Et puis l’arme que le mexicain tenait s’était mise à cracher son feu. Sebastian avait pris le plomb dans la gorge. Le projectile lui avait arraché la trachée dans une pluie de gerbes de sang. Il y en avait partout. Et avait gardé le crâne renversé alors que des litres et des litres d’hémoglobine se répandaient sur le plancher. Le cruor avait ruisselé vers elle. Elle avait trempé dedans. Le goût du fer s’était répondu dans sa bouche. Elle avait voulu bouger mais, de retour sous ce petit lit, dans la chambre du saloon, elle n’avait pu y échapper. Elle n’avait pas le droit de le faire. Sinon ils seraient venus la chercher. Et ils l’auraient égorgée elle aussi.  

Et puis un apache était entré dans la chambre. Il avait soulevé la tête de Sébastian où les deux yeux vides et éteints ressemblaient à des billes opalescente de granit gris. Il l’avait scalpé. Elle s’était retenue d’hurler mais l’envie irrépressible de fuir était venu de ses tripes. De derrière elle, un couteau avait volé. Il s'était planté entre les omoplates du sauvage, le laissant agonir au-dessus de la dépouille de l'oncle. Elle avait cherché à se retourner. Là, elle était tombée nez à nez avec le sergent Tyree dans son habit gris de confédéré. Que faisait-il ici dans ce bourbier ? « Nous allons vivre tous deux dans la même ville, si on ne peut pas être amis, essayez quand même de ne plus avoir peur de moi... » redisait-il comme à la Foire, la veille. Et puis, sans transition, il était entré tout de suite dans la même fureur que celle qui l’avait piquée au milieu du désert de Gila. Il lui avait collé une énorme beigne.

Et elle s’était réveillée d’un bond, le cœur battant à tout rompre. Elle était couverte de sueur et, pourtant elle était gelée jusqu’aux os et grelottait. Sa couverture gisait par terre, comme si elle s’était débattue avec.

Elle essaya de se calmer, se souvenant d’où elle se trouvait. La terreur passait. C’était un cauchemar. Elle était habituée. Ça allait aller. Il fallait se répéter que ça allait aller.

Le jour ne se montrait pas encore. Dehors, pas le moindre rayon ne se frayait un chemin sous la porte de la grange. Trop tôt pour se lever. Elle devait se rendormir.

Elle tourna la tête vers la botte de paille sur laquelle le rouquin dormait. Il s’était complètement enroulé dans sa couverture sur un côté. Sa tête avait roulé en dehors de la selle et il paraissait dormir comme un bienheureux.

— Red ? appela-t-elle tout bas pour vérifier qu’elle n’avait pas parlé dans son sommeil et qu’elle ne l’avait pas réveillé.

Rien ne paraissait le troubler. Tant mieux. Elle s’en serait voulu de l’avoir tirée des bras de Morphée.

Alors elle récupéra sa couverture et essaya de se réchauffer. Mais rien n’y faisait. Il lui traversa l’esprit de se lever et d’aller trouver un cheval dans l’écurie pour glisser ses mains gelées sous sa crinière. Mais elle était trop dans le brouillard. Epuisée, elle réussit à peine à s’enrouler dans sa couverture et se soulever sur sa jambe valide pour rejoindre Red sur sa botte de paille. Elle se colla à lui, dans son dos, juste pour absorber un peu de sa chaleur et se rendormir.

Elle souffla un « Dis, je peux ? » mais il n’était pas en mesure de répondre et elle n’était pas en mesure de rebrousser chemin. Elle se rendormit là, en profitant de la paille réchauffée par l’homme et de la masse chaude de son corps alangui.

Le lendemain, elle serait probablement gênée. Mais, pour le moment, elle espérait juste qu’un autre mauvais rêve ne vienne pas la faucher.