Trigger warning : Peut-être quelques insultes, je ne promets pas.
Résumé : Une discussion autour d'un verre qui mènera où elle mènera.
Couper l'herbe sous le pied
Ses pieds l’avaient menée au saloon parce que c’était là qu’échouaient les âmes en peine. Sans même y avoir songé, elle s’était retrouvée assise, là, au comptoir, le nez dans son verre de bourbon. Dans la robe ambrée de son gobelet infusait toute la douleur dont elle n’arrivait pas à se dépêtrer malgré les semaines qui passaient.
Depuis que Sebastian avait été tué, la boiteuse n’avait pas quitté l’habit noir. Et, de jour en jour, elle semblait lentement changer d’avis sur ce qui pouvait alléger le poids du monde. Du moins, de son monde à elle, encrassé dans la débrouille d’un quotidien incertain.
Elle commençait à comprendre que, là où les hommes perdent la raison, les dieux ne s’en sortaient pas forcément mieux.
Pourtant, à vrai dire, ce n’était pas une mauvaise journée. Enfin, elle n’était pas pire qu’une autre. Elle avait réussi à gagner quelques pièces en aidant un vieux chercheur d’or à réparer son harnais de débardage en décrépitude. L’argent en poche, elle s’en était allée cueillir quelques fleurs sauvages. Elle avait déposé un bouquet de penstemons et de verveine de Californie sur la tombe de son oncle avant de prier pour l’âme du défunt. Et comme toutes ses obligations étaient remplies ainsi, elle s’autorisait un peu de poison. Rien que la dose nécessaire pour pouvoir dormir d’un sommeil noir. Sans rêves et surtout sans cauchemars.
Le goût des larmes brûlantes de bourbon qui glissaient le long de sa gorge laissaient un arrière-goût de regrets et des désillusions largement acceptés. Dans chaque gorgée mêlant le sucre du maïs et l’amertume du chêne, Isabella percevait le poids de l’absence comme une enclume sur sa carcasse déjà bancale. Les vapeurs d’alcool, ce mélange discordant de douceur et d’aigreur, éveillaient ses sens avec une certaine cruauté ; et ce particulièrement les jours où la cavalière se sentait transparente. La preuve en était qu’elle n’avait aucune peine à se ternir assise au comptoir où les femmes – autres que les travailleuses du soir, s’entend – étaient rare : Isabella pouvait rester silencieuse et solitaire alors que la vie tumultueuse de la crème de Crimson continuait de tournoyer autour d’elle. Les rires, les bavardage et l’orgue de barbarie étaient comme autant d’ombres mouvantes dans les relents de tabacs et de gnôle que l’on fumait et buvait joyeusement. Ils lui rappelaient un peu le relais à chevaux où elle avait grandi. Une auberge qui voyait passer sans sourciller le saint comme le maudit.
Au comptoir, ça parlait affaire. La ville commencer à se remettre doucement des pillages et les entrepreneurs de la reconstruction avaient les yeux plus gros que le ventre. Dans un coin, un rouquin avait sorti un violon et entamait un air entrainant. Derrière elle, une tablée d’hommes jouait aux cartes. Un classique poker sûrement au vu des annonces faites qui tombaient parfois dans le tympan de la cavalière. Au balcon, les demoiselles de charmes allaient toutes de leur petit commentaire sur la population amassée. Isabella, qui les entendait bavarder, n’avait pas besoin de se retourner pour savoir à quoi ressemblait la population amassée ou ni par quel énergumène elles auraient préférée être achetées.
— J’ai aucune chance avec celui dans le fauteuil vert, souffla une des filles du soir, un rien désespérée, avant de préciser : Il ne supporte pas les négresses de mon genre. — Le chasseur de prime ? reprit une collègue, les coudes posées sur la garde corps. L’est pas bien ouvert à grand-chose, je dirais. — T’façon, je crois qu’il vient de perdre sa mise. Pour lui, ça ne sera pas pour ce soir, les filles, fit une autre putain encore.
Derrière elle, elle entendit une chaise se reculer et une stature se lever. Quelqu’un qui, comme elle, trainait un peu la patte, elle crut reconnaître à sa démarche sur les lattes tordue du parquet. Quand il s’assit sur le siège à côté d’elle avec la lassitude de la défaire, la cavalière n’osa pas lui jeter un regard. Dans les grandes lignes, à la façon de se tenir, elle comprenait que c’était un gaillard avec un passé militaire. Elle en avait vu un sacré paquet défiler quand elle avait encore son affaire.
A une vache près, il devait avoir deux fois son âge. Il grisonnait et marmonnait un peu dans sa barbe comme les anciens le font en râlant de la sécheresse ou de la mousson. Pour ne pas risquer de le fâcher, Isabella le laissa boire en repensant à ce que les putains disaient juste avant.
Sebastian n’était pas le premier visage qu’elle perdait. Il y a des années, son père était parti, lui aussi. Après être allé vendre des bêtes en solitaire, deux ans après l’accident qui lui avait coûté sa jambe. Sa monture était revenue vide. On ne l’avait jamais retrouvé.
Une part de sa fille avait accepté qu’il était mort et qu’elle ne le reverrait jamais. Une autre rêvait qu’il n’ait pas disparu à tout jamais. Peut-être qu’il était encore quelque part, à grossir les rangs des gens de l’ombre, ceux qu’on ne connaît pas. Parmi des criminels, pourquoi pas.
— Ça fait longtemps que vous êtes chasseur de primes ? finit-elle par lâcher à l’attention de son voisin de comptoir, suffisamment fort pour lui faire lever le nez.
Elle fut surprise de trouver un regard aussi clair qu’antipathique. Les yeux de quelqu’un d’intelligent et de brave qui avait probablement laissé passer son heure de gloire. A force d’en voir, on finissait par reconnaître ses trognes plus promptes à grimacer qu’à proprement s’enjailler. Surtout par temps de branlée prise au jeu.
Elle ne voulait pas le déranger ni même avoir l’air de chercher à abuser de son attention. Elle essaya donc d’être concise en lui demandant, le coude vissé au comptoir, la gorge serrée :
— Dîtes, vous n’avez jamais entendu parler d’un grand mexicain, bon cavalier, un doigt à la main gauche cassé, répondant possiblement au nom de Jose Luis Matamoros ?
Les mains d’Isabella se crispaient sur son verre à en faire blanchir la jointure de ses doigts. Même si elle se doutait déjà de la réponse, elle craignait de se faire copieusement envoyer balader.
Todos los hombres estamos hechos del mismo barro, pero no del mismo molde
Dernière édition par Isabella Matamoros le Lun 29 Avr - 0:29, édité 1 fois
Sujet: Re: Couper l'herbe sous le pied [Thomas W. Powell] Lun 29 Avr - 10:58
Ça ne faisait que quelques mois qu’Isabella expérimentait la ville. Avant, elle n’avait jamais vraiment connu ça. Ni le passage sur les routes à toutes heures du jours comme de la nuit, ni la proximité avec les différents corps de métiers, ni l'entassement des habitations qui ne laissait, pour les quartiers les plus malfamés, pas vraiment de place au privé. Alors elle se demandait s’il n’y avait qu’à Crimson Town qu'on la regarderait de travers parce qu’elle était assise au comptoir. Même si elle ne comprenait pas ce qu'on lui reprochait, elle voyait comment, de loin, on l’appréciait. Inconsciemment, la mexicaine avait intégré qu’elle avait quelque chose à se reprocher sans ne pouvoir rien changer.
Adolescente, elle avait grandi sans modèle féminin. Entre son père et son oncle, dans un relais à chevaux principalement occupé par des uniformes bleus, les figures élégantes et raffinées avaient manqué. Isabella était alors devenue le produit de sa diligente condition : une travailleuse acharnée, volontaire, repentie et profondément convaincue que, du labeur, naîtrait la réussite méritée, parce qu’elle était persuadée que son Dieu finirait par la récompenser.
De là où elle venait, Isabella ne voyait pas d’affront dans le fait de boire, de fumer et de chiquer. Autours d’elle, ses proches ne l’en avait jamais empêchée, après tout.
Si elle s’asseyait là, c’était qu’elle voulait la même chose que tout le monde : un verre et un peu de chaleur. Si elle portait un pantalon, c’était parce qu’on n’avait jamais vu de cavalier parcourir le désert en kilt ou en jupette. Si elle cachait un maximum sa féminité, c’était pour éviter de donner à de grossiers personnages des mauvaises idées. Et, jusque-là, on n’avait pas encore trouvé à trop l’emmerder.
Il faut dire qu’elle n’avait rien d’une jolie chose comme les travailleuses apprêtées qui, à l’étage, bavardaient. Son habit trahissait le côté utilitaire de son existence, tout comme sa face encore poussiéreuse de sa journée passée à crapahuter ou ses mains encore tâchées de graisse à cuir. Heureusement, comme elle transpirait l’honnêteté et qu’elle payait toujours comptant ses verres, le tenancier n’avait jamais trop cherché à lui faire une scène en la voyant rappliquer. Comme beaucoup, elle venait simplement chercher de quoi sombrer dans un sommeil juste, loin des nuits agitées.
Elle vit qu’elle surprit le chasseur de primes en lui adressant la parole. Tout de suite, elle posa ses yeux bruns sur le fond de son verre pendant qu’il la dévisageait.
Non, il ne connaissait pas le nom de son père. Il n’en avait jamais entendu parler. Assez abruptement, il lui demandait d’où le nom sortait.
— Famille, choisit Isabella parmi les options déclinées par le chasseur de prime, avant de se reprendre avec sarcasme : Mais ça pourrait vite verser vers la vengeance personnelle si cet abruti est encore en vie.
L’ironie paraissait bien amère, dans sa bouche. Peut-être parce qu’avec quelques verres dans le nez, elle devenait un peu moins bienveillante que ce que sa religion aurait exigé d’elle. Mais si son père les avait abandonnés de plein gré un an après son accident, alors que son affaire s’endettait, que les créanciers s’acharnaient à leur prendre tout ce qu’ils avaient, que la petite se démenait pour se remettre sur ses jambes bancales au plus vite… Il aurait clairement mérité un coup de crosse derrière la nuque devant un trou au milieu du désert. Le pauvre mexicain n’aurait rien pu dire qui aurait empêché sa fille de le détester aussi sincèrement qu’elle l’avait aimé.
Le tenancier ramenait un whisky plein à l’inconnu sans qu’il n’ait besoin de commandé, signe qu’il était habitué, elle glissa une autre pièce sur le comptoir en tendant son verre vide. Il fut presque tout de suite rechargé en bourbon.
Un désagréable silence glissait et, comme elle avait ouvert la conversation, la mexicaine se sentait obligée d’accompagner le ranger.
— Vous avez perdu des gens, vous ? demanda-t-elle tout bas afin qu’il puisse feindre de ne pas avoir entendu.
Quelque part, elle avait besoin de parler mais elle savait pertinemment que mettre ainsi les pieds dans le plat, ne serait pas la meilleure des idées.
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Sujet: Re: Couper l'herbe sous le pied [Thomas W. Powell] Lun 29 Avr - 23:35
La banalité de la réponse de l’inconnu fit froid dans le dos de la cavalière.
S’il y avait eu une prime sur sa tête, il l’aurait prise, un point c'est tout. Une balle dans le crâne, sûrement. Tout comme il serait probablement allé chercher son père, vivant ou mort si, à la clef, il y avait eu de l'argent.
La réalité paraissait bien plus cruelle encore : il n’y avait pas une piécette sur la tête des Matamoros. Pas la moindre petite somme parce que personne ne les recherchait. Ils ne valaient rien. Ni pour le Gouvernement, ni pour les autres habitants de cette ville où elle avait eu le malheur de se trouver au pire moment.
Isabella serra les dents. Et, quand elle l’entendit répondre à sa question, elle avala de travers son bourbon.
Tout. C’était ce qu’avait perdu ce bougre aux sourcils arqués et aux traits marqués. Il avait dû enterrer femme et enfants.
— Hostia puta... jura l’infirme en laissant tomber sa tête entre ses épaules.
Comment Dieu avait-il pu laisser faire ça, nom d’un chien ?
Alcoolisée, Isabella commençait à perdre foi en ce pays meurtrie, où chacun portait en silence sa croix.
C’était inutile d’être désolée. Elle ne le connaissait pas. Il aurait pu être un saint ou le diable en personne, elle n’aurait pas eu la capacité de trancher, dans l’état d’ivresse où elle était. Elle comprenait doucement le choix que prenaient la plupart des habitants de ce trou à rats à vider cul sec leur verre, à jouer, à tripoter, plutôt que prendre le temps de s'écouter parler.
Du haut du double de son âge, ce ranger s’était vu enlever l’œuvre d’une vie. La guerre lui avait tout pris. A côté, comment pouvait-elle se plaindre de son paternel disparu et de son oncle tué ? Il fallait grandir. Il fallait se trouver. Inconsciemment, il venait de totalement lui couper l’herbe sous le pied.
— Comment vous tenez ? maugréa Isabella entre ses dents serrées.
C’était de la vraie curiosité. Depuis des semaines, elle se débattait avec son chagrin. Il y avait les jours optimistes, ceux qui donnent envie de se lever le lendemain. Et puis il avait les jours noirs, où elle frôlait consciencieusement le danger pour qu’on n’aille pas lui reprocher de s’être elle-même ôté ses derniers relents de combativité.
Alors, s’il avait des conseils, elle prenait.
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Sujet: Re: Couper l'herbe sous le pied [Thomas W. Powell] Dim 5 Mai - 19:41
— Alors buvons, souffla Isabella, presque pour elle-même.
C’était la seule piste que le chasseur de primes avouait. Et c’était peut-être tout ce que la demi-mexicaine était aussi capable d’avaler.
Pour guérir de sa peine, elle avait tenté sa chance auprès de son Dieu. A genoux, elle avait prié à s’en blesser. Elle avait essayé par la repentance. Elle avait cherché où elle avait pêché. Et elle avait fait tout ce que Le Livre demandait : elle avait accepté, elle avait pardonné, elle oeuvrait désormais en ne voulant être que bonté.
Mais, au moment de dormir, toujours, les démons revenaient.
Derrière le comptoir, on avait beau la regarder de travers, elle ne faisait rien de mal. Même aux yeux de son église, elle n’était pas coupable de ce qu’elle faisait. Tant qu’elle restait modérée dans sa consommation, respectait la dignité humaine, ne causait pas de tort à autrui, elle ne trouvait pas ce que les gens de sa confession auraient pu lui trouver à redire. Elle avait beau se trouver dans un temple de la débauche, ses intentions restaient pures. Comme les autres personnes assises, le coude posé sur le rebord en peuplier, elle trouvait un réconfort auprès de cet amoncellement d’âmes abimés.
Tour à tour, elle dévisageait les autres visages d’ivrognes. Au bout, il y avait une vieille femme qui répétait en boucle le même charabia. A ses côtés deux garçons plus jeunes qu’elle, racontaient avec entrain leur journée de chasse. Et puis, il y avait le quarantenaire aux sourcils épais et à la barbe fournie qui se crispait sur son verre, comme si chacun de ses atomes refusait de se plonger dans ses souvenirs, de peur de revivre la douleur intense qu’il en ramènerait. Peu loquace, on corps trahissait tout de même son passé militaire : Isabella avait déjà vu ça chez des soldats de l’union. Ils avaient tendance à serrer la mâchoire de la même façon devant certaine de ses questions.
Alors elle pensa à toutes ces luttes invisibles qu’ils devaient tous affronter individuellement. La vieille femme et sa folie que tous faisaient semblant de ne pas considérer pour ne pas avoir à s’en occuper. Les deux jeunes gens qui ronflaient comme des coqs avec leurs lots de peurs qu’ils n’oseraient pas avouer. Le chasseur de primes qui ne portait pas sur la face l’énorme fardeau de son histoire. Et puis, elle-même, qui n’était pas plus abîmée que le reste mais qui se laissait encore dévorer par ses pensées comme une enfançon mal fagotée.
Sans un mot, elle fixait le vague en descendant machinalement son verre de bourbon.
La résilience prenait bien des visages. Elle s’apprenait de bien des façons. L’important de trouver un sens, un but, quelque chose pour patienter et avancer selon les compétences acquises et l’habileté à s’en servir. Son voisin devait utiliser ses compétences pour traquer des criminels. Elle utilisait les siennes pour dresser des chevaux, comme avant la fin de la guerre.
Guerre durant laquelle la Confédération lui avait retiré quelques-uns de ses chevaux. Elle gardait un souvenir amer de cet épisode. Même si elle avait déjà prédit de quel camp venait le soldat à cause de la discussion des putains qu’elle avait capté, elle demanda froidement :
— Confédération ?
Une partie d’elle savait qu’elle devait pardonner cet épisode du passé. Une autre partie d’elle n’arrivait pas à oublier. Alors elle ne savait pas si elle n’aurait pas mieux fait de finir son verre et de laisser la place à un autre client prompt à s’aviner comme ils le faisaient.
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Sujet: Re: Couper l'herbe sous le pied [Thomas W. Powell] Dim 12 Mai - 22:15
Elle ne s’était pas trompée. Un ancien de la Confédération. Et pas n’importe qui : un Full General. Thomas William Powell de Virginie orientale. Rien que ça.
A l’énonciation complète du titre, Isabella eut un rictus un peu méprisant. Le nom lui disait vaguement quelque chose. Peut-être qu’elle avait entendu des soldats de l’union chantonner quelques versets grossiers à son égard, ou que son nom avait été glissé dans une ou deux conversations.
Qu’importe.
Isabella ne s’était jamais sentie impliquée dans la guerre mais, avec son père et son oncle, elle avait toujours soutenu l’Union parce que c’était auprès de ses troupes qu’elle avait toujours eu plus à gagner qu’à perdre. D’un côté, il y avait le pécule que sa famille avait fait sur les troupes qui s’arrêtait dormir dans leur auberge et racontaient, à demi-mots, la violence des affrontements qu’il allaient aborder ou dont ils revenaient. De l’autre, il y avait l’animosité envers la Confédération qui n’était venue que plus tard, avec la capture de son troupeau.
Elle aurait pu laisser couler l’information. Elle aurait pu se présenter en retour. Elle aurait pu glisser dans le mutisme qui lui ressemblait assez pour ne pas prendre de risque, pour rester discrète, effacée, pour ne pas froisser.
L’aveu était déjà venu de l’homme : il avait un genou à terre. L’enfoncer ne servait à rien.
Pourtant, avec un sarcasme assumé, Isabella plongea un regard plein de regrets dans le regard clair de l’ancien général pour lâcher d'une voix rauque:
— Et vive l’Union…
Le ton était placé pile entre l’ironie du pire goût et la provocation. Il y avait surtout beaucoup de tristesse dans sa voix parce que ni un camp, ni l’autre n’avait épargné à la petite estropiée sa déchéance.
Dans un geste assez méprisant elle vida, à son tour, le verre de bourbon cul sec. Elle transpirait un dédain qui ne semblait pas directement dirigé vers le pauvre homme. Son sentiment amer ratissait plus large.
C’était un mépris pour ce monde peuplé d’individualités incapables de se rallier sous la même bannière, incapable de se réunir dans la même église alors que tous les prophètes ne prônaient qu’amour. C’était un mépris pour ce pays de dégénérés. C’était un mépris pour cette ville où atterrissaient trop d’âmes damnées.
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Sujet: Re: Couper l'herbe sous le pied [Thomas W. Powell] Mer 15 Mai - 0:29
Le bruit du verre éclaté sur le comptoir fit sursauter le bout de femme. De surprise, elle tressaillit sur son siège, d’abord choquée de voir les éclats fuser de tous les côtés. Le saloon marqua un silence, avant que tout le monde ne se remette à tourner exactement comme il le faisait avant le coup de sang de l’ancien général.
Quand elle vit l’écarlate couler de la paume et entre les doigts de son voisin de comptoir, elle resta aussi songeuse qu’effrayée. Si c’était la violence qu’il était capable de développer contre lui-même, que réservait-il à ses ennemis ? Combien de soldat avait-il éventré ? Combien d’homme avait-il déjà tué au cours de son existence tourmentée ?
Parfois, la guerre n’est qu’un prétexte pour donner à des gens bien fêlés d’exceller. La boiteuse n’aurait pas été surprise qu’il soit de ceux-là.
Aussitôt, Isabella baissa le nez pour qu’il ne pas donner à penser qu’elle cherchait à le défier.
Elle essaya de faire comme si de rien n’était en levant le verre de bourbon à ses lèvres. Une manière de se cacher un peu le visage pour écouter ce que l’ancien confédéré alcoolisé déblatérait. En somme rien de bien nouveau : un rappel de combien l’affrontement fratricide avait fait de victime, combien les politiciens n’avaient pas su prédire que le conflit s’enliserait autant, de combien l’épuration s’était faite à la volée, sans respecter les volontés des uns, outrepassant la justice des autres. Au moins, lui, il avait échappé à une sentence sévère. Mais difficile de parler de justice.
Thomas William Powell puait la défaite. Ou plutôt, il puait la déchéance. La déchéance d’un homme qui s’était placé derrière la mauvaise bannière et qui avait tout perdu. Au moins, pour le dernier point, Isabella pouvait compatir un peu.
Comme il était difficile de faire un nœud à une main, Isabella proposa son aide au blessé. La diversion avait le mérite de ne pas la faire rentrer dans l’épineuse conversation qui s’enlisait.
— Donnez votre main, je vais vous aider, souffla-t-elle, prise d'une cordiale hésitation.
Doucement, elle glissa sa main sous le poignet pour le stabiliser sur le comptoir. Du bout de l’ongle, elle dégagea précautionneusement un éclat de verre qui était encore enfoncé dans la paume et replaça le mouchoir sur la coupure. Elle serra le tissu sur la plaie en serrant fort le bandage improvisé. Comme cela, il ne pourrait plus bouger.
Le nouveau whisky que le quarantenaire avait commandé arrivait. Le saloonkeeper ramassa au passage le verre vide de la cavalière. Comme elle n’avait pas d’autre pièce à dépenser, elle lâcha un soupir, cherchant à rapidement clôturer l’incident en même temps que leur conversation.
— La seule justice en laquelle je crois, c’est celle de Dieu, monsieur, avoua-t-elle tout bas. Si vous êtes encore là, qu’il ne vous a pas rappelé parmi les siens, c’est que vous avez encore une partition à jouer dans le monde qu’il a créé. Tachez de ne pas l’oublier, sir Spearhead.
Isabella descendit de son siège haut en grimaçant. Comme toujours, à chaque fois qu’elle remettait du poids sur son moignon, une terrible sensation de manque revenait. Le membre fantôme la gênait. Il lui fallait toujours quelques secondes avant de se motiver à décamper.
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